IDEES - Quand le monde devient esthétique

Sérieux comme le plaisir

Publié le 25/02/2013
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DÈS LE DÉBUT, Charles Pépin note que, si nombreux sont ceux qui affirment poursuivre ici-bas le bonheur, la santé, la réussite ou l’amour, très peu affirment vivre pour la beauté. Pourtant, une chanson populaire, un coucher de soleil sur une crique corse un soir d’été, une femme vite entrevue peuvent réveiller d’intenses émotions, nous arracher à nos soucis et nous réconcilier avec nous-mêmes, par le fait de trouver de l’harmonie dans le monde.

Mais un philosophe ne peut se contenter d’éprouver cette béatitude de façon un peu passive. Il lui faut analyser et même enquêter sur l’étrange nature du plaisir esthétique. Charles Pépin a l’art d’enrôler les philosophes, de les pousser dans sa démonstration, « comme un passant qu’on pousserait dans une danse », dirait Bergson.

Aussi fait-il appel au Kant de « la Critique du jugement ». Un auteur réputé pisse-vinaigre dont on peut s’étonner qu’il ait écrit sur l’Art. Le plaisir esthétique n’est pas totalement sensoriel ou sensuel, comme le serait un massage. Il y entre une satisfaction de l’esprit, comme lorsqu’on a compris un raisonnement par exemple. Par ailleurs, Kant distingue le beau de l’agréable, c’est ce dernier qui, plaisant uniquement au sens, justifie la célèbre objection : des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Le relativisme mortel.

Il y a plus, c’est-à-dire mieux. Lorsque je dis « C’est beau », j’exige une sorte d’assentiment universel. Tombé à genoux devant un bronze de Brancusi, vous ressentez un émoi certes subjectif, mais visant l’universalité, l’exigeant de tous.

Loin d’être une vaine distraction, conclut l’auteur, la contemplation ou l’écoute de la beauté nous arrache, nous transporte ailleurs tout en nous aidant à habiter ce monde-ci. J’écoute Jacques Brel chanter « Amsterdam », je suis aussi à Hambourg ou ailleurs, avec les marins et les prostituées, en même temps que ma présence au monde s’intensifie. « La beauté, dit François Cheng, rappelle un paradis perdu ou appelle un paradis promis. »

Dira-t-on que ces expériences sont rares, extrêmement fugaces ? Ce serait encore une raison, sinon pour les rechercher frénétiquement, au moins pour en jouir absolument lorsqu’on les rencontre, répondrait Charles Pépin. Au-delà même de cette jouissance, on sentirait ce que l’auteur nomme « l’éclat mystérieux du vrai ».

Charles Pépin, « Quand la Beauté nous sauve », Robert Laffont, « Les Mardis de la Philo », 230 p., 18 euros.

ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : Le Quotidien du Médecin: 9221