Nietzsche raciste ?

Un philosophe trahi

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Publié le 24/03/2020
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Chercheur aux Archives Husserl de Paris, directeur de la publication des œuvres de Nietzsche dans La Pléiade, Marc de Launay entreprend dans « Nietzsche et la race » de sauver le philosophe des accusations de racisme.
Friedrich Nietzsche (1844-1900)

Friedrich Nietzsche (1844-1900)
Crédit photo : DR

L'idée que la philosophie de Nietzsche ait pu inspirer les thèmes principaux du nazisme est devenue idéologie courante. Des expressions que l'on retrouve dans l'œuvre du penseur allemand, comme « la brute blonde » ou la « volonté de puissance », ont accrédité un soi-disant « racisme de Nietzsche », surtout chez ceux qui l'ont lu trop vite ou ne l'ont pas lu du tout.

Pour contredire ces accusations, l'auteur de « Zarathoustra » ne nous facilite guère la tâche. Il se plaît à semer des notations d'apparence physique, de particularismes physiologiques ou de typologie « ethnique » – on aura compris qu'il est assez souvent question des chrétiens et des juifs. Mais si on regarde de près les références nietzschéennes, on voit que la rigueur n'est pas vraiment au rendez-vous.

L'une des références habituelles de la soi-disant racialisation de l'Histoire opérée par Nietzsche se trouve au paragraphe 11 de la « Généalogie de la Morale » : « Au fond de toutes ces races aristocratiques, il y a, à ne pas s'y tromper, le fauve, la superbe brute blonde avide de proie et de victoire ; de temps en temps, ce fond caché a besoin de se libérer, il faut que le fauve sorte, qu'il retourne à son pays sauvage – dans ce besoin tous se valent : aristocrates romains, arabes, germaniques ou japonais, héros homériques ou vikings scandinaves. » On voit que dans cette classification, la blondeur n'est pas l'apanage de la « race » dominante, elle est d'ordre général et s'applique à toutes les cultures. Arrachées à leur contexte, les formules de Nietzsche se laissent intégrer à n'importe quel catéchisme. De fait, les notations corporelles, physiologiques, ne sont que les composantes d'un type, c'est-à-dire d'une manière d'évaluer.

Un autre contresens, en fait le plus fréquent, porte sur la notion de volonté de puissance, à laquelle l'auteur consacre des analyses nombreuses et fécondes. Cette expression doit être reliée à la volonté d'intensifier le réel, à la puissance au sens mathématique, à vouloir l'éternel retour de ce que l'on veut, là où le ressentiment chrétien se plaît dans les demi-vouloirs, ce que montre bien Gilles Deleuze.

Les exemples opposables à la vulgate d'un Nietzsche pré-nazi abondent par ailleurs. Ainsi, il qualifie les Allemands de « buveurs de bière balourds », déclare préférer l'Italie, où il se rend à plusieurs reprises, et évoque le Christ et Spinoza comme les deux sages les plus intègres.

Nietzesche nazifié par sa sœur Elisabeth Förster-Nietzsche, qui avait épousé un agitateur antisémite, gardienne des œuvres complètes de son frère avant qu'elles ne tombent dans le domaine public, œuvres qu'elle allait jusqu'à signer elle-même.

Dans l'aphorisme 251 de « Par-delà le Bien et le Mal », Nietzsche fustige « la bêtise antisémite ». Il lui donne la parole sous cette forme : « Pas un Juif de plus ! Portes closes avant tout à l'Est, et aussi en Autriche. » Propos qui semblent émaner du « Gai Savoir » mais sont en fait de Max Oehler, fine lame d'un comité « scientifique » patronné par…Elisabeth Förster-Nietzsche.

Marc de Launay, « Nietzsche et la race », Seuil, « La Librairie du XXIe  siècle », 192 p., 20 €

André Masse-Stamberger

Source : Le Quotidien du médecin