UN PEUPLE de plus en plus citoyen, imposant de plus en plus sa marque dans les domaines les plus divers, mais des situations d’inégalités de plus en plus accusées. Une forte adhésion au contrat social qui n’empêche pas de faire de moins en moins corps. C’est ce paradoxe ressassé sous tous ses angles qui inaugure l’ouvrage d’un professeur au Collège de France faisant autorité, phare d’une réflexion politique de gauche, animateur du club de pensée La République des idées.
On frustrera le lecteur de chiffres salariaux abondants. Signalons, pour faire un peu vite le point, qu’aux États-Unis, ce sont 20 % des individus qui possèdent 93 % de tous les avoirs financiers. Dans le cas français, les 1 % les plus riches possèdent 24 % de la richesse du pays et les 10 % des plus aisés 62 %, tandis que les 50 % les moins bien lotis n’en possèdent que 6 %.
Crise de l’égalité.
Au-delà des chiffres, qui, bien sûr, vont vers une aggravation, le livre de Pierre Rosanvallon décrète une « crise de l’égalité », le mot oublié de la devise républicaine au sens où, en creux, les inégalités sociales semblent finalement bien acceptées. Ceci est exprimé par l’auteur avec un cruel réalisme. « Le mot d’ordre de l’égalité (...) s’est détaché de l’expérience, n’indiquant plus de façon évidente et sensible les combats à mener et les perspectives à tracer. L’idée d’égalité est devenue une divinité lointaine, dont le culte routinier n’alimente plus aucune fois vivante. » De fait, les discours incantatoires n’invitent plus qu’à les réduire...
Au cœur du livre, trônent d’une manière étincelante les récits comparés des révolutions française et américaine, bains d’idées. L’été 1789, Rabaut Saint-Étienne, dans ses « Idées sur les bases de toute constitution », trace le projet d’une société des égaux, un terme qui, pour lui, signifie ne jamais être soumis à la volonté d’autrui. Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, des articles, des brochures dénoncent l’esclavage et assimilent la situation des Américains vis-à-vis des Anglais à ce mal absolu. De fait, John Adams se plaint d’un impôt durement subi (pléonasme, bien sûr) qui n’a que peu de rapports avec la situation des Noirs dans les plantations. Ce qui est intéressant, c’est de noter la manière dont c’est très vite dans le contexte du marché que va s’installer une égalité conçue comme indépendance libérale.
Vague, très vague est l’idée qu’on peut se faire de l’égalité. Mais très précise est l’horreur des situations vécues par les hommes, la conscience qu’un déséquilibre irréversible vient de se créer... À cet égard, le mode de production de la révolution industrielle, dont l’Angleterre fournit la première l’effarant exemple, brise le rêve égalitaire de ce côté de l’Atlantique, casse là-bas les petites communautés et permet des deux côtés d’identifier le salariat en slave labor des plantations.
L’obsession de la comparaison.
Ce qui anime les descriptions historiques et les analyses idéologiques de cet ouvrage s’exprime fort bien par le titre de l’un des chapitres, « Les pathologies de l’égalité ». Le XIXe siècle va se trouver encadré d’idéaux pervertis. Pierre Rosanvallon en donne plusieurs exemples. L’idéologie libérale conservatrice justifiera les inégalités par la « nature inférieure » et immorale du prolétariat, après un petit tour dans les pubs et les bouges. Dès 1840, l’idéal communiste agitera l’image d’un monde Un et harmonique, feignant de croire que l’égalité s’identifie au rouleau compresseur de l’égalisation.
Dans quelle mesure, jusqu’où notre société peut-elle tolérer de criantes inégalités ? Les poussées individualistes ou communautaires ne les rendent-elles pas encore plus intolérables ? Si on se réfère au Jean-Jacques Rousseau du « Discours sur l’origine de l’inégalité », nous souffrons beaucoup moins des différences de propriété que de l’obsession de la comparaison. Une constatation contre laquelle se brisent les stratégies habituelles de justice redistributive.
Pierre Rosanvallon, « la Société des égaux », Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 411 p., 22,50 euros.
* Après « la Contre-Démocratie » (Seuil, 2006, Points, 2008), « la Légitimité démocratique (Seuil, 2008, Points 2010).
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