Débattue et rebattue dans l’actualité française, le débat sur la laïcité n'épargne pas le milieu médical. C’est parfois par le biais d’affaires malheureuses que la question revient sur le devant de la scène. Au-delà de la dimension conflictuelle, une récente étude montre pourtant qu'elle interroge aussi au quotidien la médecine de ville. Décryptage et témoignages, à la veille du début du Ramadan.
Peut-on refuser une femme voilée dans son cabinet ? Il y a quinze jours une altercation filmée en consultation avec une patiente musulmane a valu à une généraliste une convocation devant la chambre disciplinaire de l'Ordre de Rhône-Alpes. Cette affaire, très médiatisée, montre que les questions de laïcité s'invitent jusque chez les professionnels de santé et peuvent notamment s'interposer dans leurs rapports avec les patients de la deuxième religion pratiquée en France, alors que débutera lundi le Ramadan.
Le rapport entre soins et laïcité a surtout été débattu ces dernières années par rapport à l'hôpital. L’Observatoire de la laïcité a pris le problème à bras-le-corps en publiant un guide de la « laïcité et gestion du fait religieux dans les établissements publics de santé ». Moins marquées, ou peut-être encore taboues, ces questions-là n’épargnent pourtant pas les généralistes. En mars dernier la commission santé Loire-sud de la Licra a publié une enquête sur « les soins à l’épreuve de la laïcité » qui interrogeait pour la première fois sur le sujet les professionnels libéraux aussi.
Cette étude, adressée aux praticiens du département de la Loire, révèle que 80 % des professionnels disent avoir rencontré des conflits liés à des orientations culturelles et religieuses au cours de la consultation. Si ces situations restent rares pour 38 %, ils sont 40 % à y être confrontés de manière plus régulière (de « parfois » jusqu’à « très souvent »). Et, de l'avis de 46 % des praticiens interrogés, les différences culturelles ou religieuses du patient influencent l’attitude thérapeutique pour la grossesse, 41 % évoquant aussi la contraception et 42 % l’arrêt thérapeutique. Des domaines qui touchent la vie et la mort et peuvent donc concerner les généralistes. De la même façon, plus de la moitié des médecins (53 %) considèrent que, régulièrement, l’examen clinique peut être entravé par des considérations religieuses.
Sur le terrain, l'expérience des généralistes confirme ces difficultés : « Certaines femmes musulmanes pratiquantes ne se déshabillent pas ; le plus souvent elles veulent explorer leur problème oralement, mais la plupart du temps on arrive à se débrouiller », explique le Dr Marc Djebali, généraliste au Blanc-Mesnil (Seine-Saint Denis).

Certains signes religieux extérieurs qui entravent quelquefois le déroulement d’une consultation, font perdre un peu de temps ou nous mettent dans une position inconfortable
« Personne ne m’a refusé catégoriquement d’être examiné, confie le Dr Marie-Anne Puel, généraliste dans le XIXe arrondissement de Paris, mais ce que je constate, dans la pratique, c’est que souvent il faut être demandeur ; ce n’est pas spontané : “Madame si vous avez mal aux oreilles, mais si vous voulez que je les examine, il faudrait quand même que vous enleviez votre voile”. Donc, il y a quand même certains signes religieux extérieurs qui entravent quelquefois le déroulement d’une consultation, font perdre un peu de temps ou nous mettent dans une position inconfortable », conclut-elle.
Un problème de genre
Avec les patientes musulmanes, la difficulté peut survenir du genre. Mais pas toujours. En effet, d’après l’étude de la Licra, le fait d'être un praticien femme, en contact direct avec les patients, rend plus difficile un exercice « normal » de la médecine : « souvent » et « très souvent » déclarent 21 % des femmes médecins contre seulement 12 % pour les hommes.
Femme ou homme, la question se pose surtout quand le genre du médecin est différent de celui du patient. Le Dr Georges Siavellis est généraliste installé en Seine-Saint-Denis depuis 1984. 50 % de sa patientèle est d’origine étrangère et une grande partie musulmane.

Si une femme n'est pas libre de se faire examiner par un homme, elle n'a qu'à pas venir dans mon cabinet
À Annonay, en Ardèche, le Dr Sylvaine Pallier ne voit pourtant pas la même évolution. Une grande partie de sa patientèle est constituée de femmes musulmanes et dans une proportion qui va en augmentant ; pourtant les tensions liées aux questions religieuses sont absentes dans son cabinet et même potentiellement moins nombreuses. « La nouvelle génération de femmes musulmanes est différente. À une époque, j’avais des demandes pour des certificats de virginité, ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui », raconte-t-elle.
Des affaires isolées
Alors, faut-il pour autant en conclure que les exemples où les situations s’enveniment ne sont en réalité que les résultats de contextes particuliers ou des affaires de personnalité. Le Dr Jean Thévenot est gynécologue-obstétricien, mais, en tant que président de l’Ordre départemental de Haute-Garonne, il est régulièrement sollicité par des généralistes pour des cas liés à des questions religieuses. Il se souvient notamment de ce médecin qui, l’an dernier, trois jours après les attentats de Charlie Hebdo, avait demandé à une patiente d’enlever son voile, « sans doute de manière un peu excessive et maladroite » ; l’affaire s’était terminée par une conciliation devant l’Ordre.
Une autre fois, il a reçu un courrier du chef de cabinet du préfet de la Haute-Garonne pour se plaindre d’un certificat délivré par un médecin : « Une patiente s’était présentée à la préfecture pour récupérer son permis de conduire, vêtue d’un voile intégral. Comme elle se trouvait dans un lieu public, on lui a demandé de le retirer et elle a alors présenté un certificat d’un médecin généraliste qui signifiait qu’elle était allergique au froid et devait porter le voile en permanence. Bon là, typiquement, le médecin s’est laissé abuser par sa patiente, il n’a pas fait ce qu’il devait faire », estime le Dr Thévenot.
D’autres témoignages qui font état, par exemple, de prières impromptues dans la salle d’attente, montrent bien que les généralistes doivent répondre à de plus nombreuses questions : parfois en marge de la consultation, parfois pendant.
Une relation privilégiée
S'ensuivent, pour plus d'un soignant, des interrogations de plus en plus fréquentes autour de la laïcité. Même si, à en croire les généralistes que nous avons interrogés, les situations paraissent se dénouer la plupart du temps sans conflit.
Le statut particulier du généraliste y est sans doute pour quelque chose. « Souvent, ce sont les médecins hospitaliers qui ont plus de difficultés que les médecins de ville, explique le Dr Siavellis, parce que le médecin de ville a un rapport avec les familles et qu’une confiance s’instaure. Le médecin traitant a été choisi, donc la relation est plus facile. » Un suivi privilégié confirmé par le Dr Pallier, installée depuis 1985 à Annonay : « Les jeunes femmes voilées que je reçois aujourd’hui, je les ai connues enfants quand elles ne portaient pas le voile, donc il n’y a aucun souci ».
Un bon déroulement du colloque singulier est donc primordial pour que les considérations religieuses ne deviennent pas conflictuelles lors de la consultation. « Il y a une histoire de confiance qui anoblit la position du médecin », considère le Dr Djebali.
C’est d’ailleurs souvent quand une personne tierce vient s’insérer dans la relation médecin-patient que les choses peuvent s’envenimer. « C’est plus souvent avec les accompagnateurs que l’on a des soucis », assure le Dr Siavellis. Dans l’étude de la Licra, à la question de savoir si la famille influence la prise en charge, 63 % des professionnels de santé répondent que c'est le cas pour les patientes femmes (de « parfois » à « très souvent ») contre seulement 42 % pour les hommes.
Un sujet comme un autre
Pour le Dr Djebali, il est donc important de faire comprendre au patient que c’est un contrat « qui se passe à deux », mais, quel que soit le contexte, le médecin se doit de faire un effort pédagogique. « Même lorsque le patient est hostile, il faut prendre sur soi. Un médecin soigne tous types de personnes et il faut accepter le patient, même avec sa bêtise. C’est vrai qu’aujourd’hui, il faut produire plus d’efforts, mais c’est aussi le rôle du généraliste d’avoir ce rôle pédagogique. Sinon on va laisser une frange de notre communauté dans l’ignorance de ce qu’est la vie sociale », estime-t-il. Selon le généraliste du Blanc-Mesnil, avoir une connaissance de la religion de ses patients permettrait d'ailleurs de désamorcer bien des situations. Mais, de toute façon, elle fait partie des informations à connaître sur le patient, parmi tant d’autres.
« Contrairement à ce qui est enseigné, on ne traite pas tout le monde pareil. Il vaut mieux connaître ses patients et pas seulement dans un but empathique ou humanitaire, mais dans un but diagnostique, souligne dans le même sens Marie-Anne Puel. Sans une connaissance approfondie (rites, contexte familial, religion, passions…), c’est plus difficile pour le médecin de comprendre l’inobservance, les comportements "inhabituels", le vécu de la maladie. Par exemple, soigner un patient diabétique sans savoir ce qu’il mangeait « avant », avec qui il prend ses repas, quelle est sa religion et à quoi il est prêt tient de l’impossible. » La généraliste se rappelle d’ailleurs que l’une des premières fois où elle s’est rendue compte que la question religieuse commençait à être débattue par rapport aux soins était lorsqu’il a été question d’adapter les traitements diabétiques pendant le ramadan.
« Avec le début du Ramadan tout proche, j’ai de plus en plus de patients qui viennent me demander s’ils doivent modifier la prise de leurs traitements diabétiques ou antidépresseurs », confirme le Dr Djebali. Car, fort heureusement, dans les cabinets la question religieuse est encore vue dans la plupart des situations sous un angle… médical !