Le SARS-CoV-2 a tué en France plus de 100 000 victimes. Mais il met aussi à l’épreuve une idée comme la démocratie sanitaire. Depuis la reconnaissance officielle gagnée avec le vote de la loi Kouchner du 4 mars 2002, le succès du concept inventé par Didier Tabuteau paraissait irrésistible. Il a buté pour un temps contre la déferlante d’un nouveau virus. Même le conseil scientifique s’est ému de l’absence de concertation avec les associations de patients, verticalité de la prise de décision oblige.
Vouvoyer les malades
Dans l’histoire longue des droits des malades, cela ne sera peut-être qu’un simple épisode. Mais quel en est à cet égard le premier héros ? Honorons la mémoire du directeur général de l’AP-HP qui en 1937 dans une circulaire interdisait de tutoyer les malades (1).
La même année, la liberté de penser des patients hospitalisés était (enfin !) garantie par le ministère de la Santé publique. Après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, l’humanisation des hôpitaux apparaît comme une première étape dans l’octroi de droits. La disparition programmée des salles communes en est la traduction. En 1944, les chambres de plus de six lits sont désormais interdites. Au cours des années soixante, les chambres de quatre lits sont érigées comme un nouvel objectif. Mais « à partir de 1974, une mutation sémantique et conceptuelle s’opère. L’humanisation des hôpitaux s’efface devant la problématique des droits des malades hospitalisés. » (1)
Cette marche en avant se nourrit de scandales sanitaires à répétition (sang contaminé, vache folle, infections nosocomiales, hormone de croissance) et de l’émergence du VIH qui bousculent la toute-puissance de la médecine. Le malade fait irruption sur la scène politique. Et devient un réformateur social selon le mot de Daniel Defert, le créateur de l’association Aides. Claire Compagnon dans son rapport sur l’an II de la démocratie sanitaire parlera « des montées en généralité sur les problématiques globales de politiques de santé et de droits fondamentaux ».
Le savoir, c’est le pouvoir
Comment alors changer la vie des patients ? En se projetant, spécificité hexagonale, au-delà de la défense catégorielle. La création en 1996 du CISS, un collectif d’associations répond à cet objectif de coordination politique. « Le but était de mobiliser et de faire agir conjointement dans la durée des acteurs très différents et qui jusque-là s’ignoraient », décrypte Pierre Lascoumes, un acteur majeur de cette histoire et l’un des fondateurs du CISS (2).
Dans le même temps, le malade ne se satisfait plus du colloque singulier et de sa relation asymétrique. Le savoir, c’est le pouvoir ! Il part donc à l’assaut de l’information. Avec le Sida, des patients formés par de nouvelles associations se révèlent aussi savants que leur praticien. Faut-il parler de médecins experts de leur maladie ? Pierre Lascoumes récuse cette formule : en fait, « ils ont appris à collecter sur eux-mêmes et sur leur traitement des informations cruciales concernant leur état. Et à partir de ce savoir profane, ils ont pu enrichir la relation médicale » (2).
États généraux de la santé
Des associations plus anciennes brisent le carcan traditionnel avec le paternalisme médical. La Ligue nationale contre le cancer se lance dans l’aventure des États généraux en 1998. Une demande apparaît, l’accès au dossier médical. Un an plus tard se déroulent les États généraux de la santé (EGS) impulsés par Lionel Jospin, Premier ministre. « Hormis le ministre [NDLR Bernard Kouchner] et son proche entourage, personne ne croyait aux EGS. Ce scepticisme général leur a probablement été bénéfique », racontent Étienne Caniard, l’un des principaux organisateurs et Michel Naiditch (3). Le succès dépasse les espérances les plus folles. La première réunion en novembre 2018 réunit plus de 1 000 personnes pendant cinq heures. Au final « 200 000 personnes auront participé à un millier de manifestations dans 180 villes différentes » (3).
Lors de la manifestation de clôture à Paris, Lionel Jospin annonce la rédaction d’une loi autour des droits des personnes malades. Et l’inscrit donc à l’agenda politique. Didier Tabuteau en retrace ici le parcours (voir p. 8 et 9). En France, le succès d’une entreprise politique se mesure à l’aune du vote de la loi. Les acteurs de cette mobilisation auront été persévérants. Dix ans ici auront été nécessaires avant la promulgation de la loi du 4 mars 2002, quelques jours avant la fin de la législature.
Participation
Tout commence pourtant le 5 mars avec le début d’une nouvelle phase, celle de la participation accordée aux associations. Les difficultés ne manquent pas. Claire Compagnon en dresse le constat en préambule de son rapport (4), remis en 2014 à Marisol Touraine : « Le bilan reste contrasté s’agissant des droits individuels et des droits collectifs. La loi n’a pas encore profondément modifié les comportements des professionnels de santé mais également ceux des pouvoirs publics et ceux des institutions présentes dans le champ de la santé. » La communication du Pr Francis Brunelle à l’Académie nationale de médecine en 2015 illustre comment certains médecins en effet font de la résistance.
Quel bilan peut-on dresser de la loi de 2002 ? Outre la méfiance du corps médical vis-à-vis des patients, « la presse s’est fait écho du fait que les médecins regardaient le profil Facebook ou Google de leurs patients avant la consultation », le dossier médical du fait de sa lecture éventuelle par le patient « en est réduit à sa plus simple expression factuelle ». « Nous préférons parler plutôt que de démocratie sanitaire, d’un mouvement d’émancipation du patient, acteur à part entière. »
Et pour conclure, « les représentants de la société civile (associations) sont dans une posture de représentation. Elles ne peuvent être simultanément dans une posture du pouvoir. Il y a contradiction entre “revendication singulière et intérêt général” » (5). Le Pr Brunelle ne sera pas entendu. France Assos Santé sera créée en mars 2017 à l’initiative de 72 associations nationales fondatrices, dans le sillage de la loi santé du 26 janvier 2016.
Modèle de Montréal
Si cette institution française est unique dans le paysage international, la créativité théorique a une longueur d’avance dans la Belle Province où a été élaboré le modèle de Montréal. La diffusion de ce côté-ci de l’Atlantique a été rapide avec une implantation aux Hospices civils de Lyon et à l’université Nice Côte d’Azur. Dans ce cadre, le patient n’est plus seulement un représentant. Il intervient comme un partenaire à tous les niveaux du système de santé. En pratique « une décision et des actes de soins de qualité reposent sur les connaissances scientifiques des professionnels et les savoirs expérientiels des patients issus de la vie avec la maladie ». (6)
L’avance des Québécois se traduit peut-être le mieux dans la prise en charge du cancer. Le patient suivi participe ainsi à la réunion de concertation pluridisciplinaire. Il peut être accompagné d’un patient ressource ou d’un proche afin de l’aider à exprimer ses choix. Ce partenariat entre l’équipe médicale et le malade s’illustre également par le partage du dossier médical rédigé à la fois par le patient et les professionnels. Shocking ! en français dans le texte pour les soignants de l’Hexagone. Cette révolution culturelle repose sur l’intégration de patients partenaires au cours de la formation initiale. L’initiation à cette collaboration réunit des étudiants issus de 13 disciplines différentes des sciences de la santé et sciences psychosociales.
Couacs pendant la pandémie
Pour mesurer le chemin à parcourir en France, la recommandation de la Haute Autorité de santé consistant à « soutenir et encourager l’engagement des usagers dans les secteurs social, médico-social ou sanitaire » a été publiée le 22 septembre 2020 en pleine crise sanitaire. Elle mériterait une plus large diffusion. En attendant, la montée en puissance des associations de patients traverse parfois des trous d’air. La négociation directe entre France Assos Santé et le Premier ministre en août 2020 sur les emplois devant être protégés s’est soldée par un fiasco après avoir été retoquée par le Conseil d’État.
Faudrait-il inventer déjà un contre-pouvoir au pouvoir des patients ? « Cela tient peut-être à un défaut de concertation, rétorque Christian Saout. À qui ce rôle revenait-il ? Sans doute à France Assos Santé, entre ses membres. Mais nous n’en sommes pas juges. Et, dès lors que le Conseil d’État a estimé que l’Union nationale des associations agréées de santé n’avait pas de monopole de la représentation, il appartenait aux pouvoirs publics, en responsabilité et en sagesse, de mener cette concertation. Un projet de liste de pathologies aurait pu être soumis à consultation publique sur le site du ministère. Dans la nouvelle carte de la démocratie sanitaire, il y a encore des rôles à clarifier probablement. » Il est vrai que rien n’est prévisible en démocratie sanitaire comme pour les autres types de démocratie. Erreur de jeunesse ? Faut-il rappeler qu’elle n’a même pas vingt ans ! •
(1) Les droits des malades, Anne Laude, Didier Tabuteau, Collection Que sais-je, 2018, 2e éditions PUF.(2) Le patient, objet de mobilisation, entretien avec Pierre Lascoumes et Julie Bouchard, revue Politique de communication 2017/2 (n° 9).(3) Les États généraux de la santé : un dispositif participatif unique à l’origine de la démocratie sanitaire, histoire et enseignements, les tribunes de la santé n° 67, hiver 2021.(4) Pour l’an II de la démocratie sanitaire, rapport présenté par Claire Compagnon avec Véronique Ghadi.(5) Du concept de démocratie sanitaire à l’analyse du rapport Compagnon et à la loi santé 2015, Francis Brunelle, Bul. Acad. Natle. Méd 2015, 199, N° 4-557-580.(6) « Le Montreal Model » : enjeux du partenariat relationnel entre patients et professionnels de la santé, santé publique 2015/HS S1, pages 41 à 50.
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