« À la suite d’un AVC, un de mes amis, journaliste, n’a plus pu parler ni écrire un anglais clair. Il a tout perdu : son emploi, son mariage, son logement. Tous ses amis l’ont abandonné. Paradoxalement, le “trop” d’amis a facilité cet abandon ». C’est ce drame qui a conduit Neil Vickers à s’interroger sur la manière dont la maladie grave isole les patients et met à l’épreuve les relations interpersonnelles. Ce professeur de littérature anglaise et d’humanités médicales au King’s College de Londres, qui a aussi une carrière en épidémiologie, a travaillé avec le philosophe de la psychiatrie Derek Bolton pour écrire Being Ill: On Sickness, Care and Abandonment. Un ouvrage croisant les disciplines et les témoignages, sur lequel il a échangé à Paris le 28 mars, à l’invitation de l’institut La personne en médecine (IlPEM) et du Séminaire international d’études sur le soin.
« La première phrase du livre – supprimée depuis – était : la maladie nous montre ce qu’on est véritablement », confie Neil Vickers dans un français élégant. « Votre livre nous apprend ce qu’est le vivant humain. L’expérience de la maladie n’est pas une expérience parmi d’autres ; elle confirme négativement ce qui nous constitue et nous enseigne que nous sommes des êtres biopsychosociaux. Ce n’est jamais le corps seul qui est blessé, mais tout. Quand ça va mal, tout va mal », lui répond le philosophe Frédéric Worms, directeur de l’École normale supérieure (ENS).
L’ouvrage part de l’hypothèse selon laquelle les humains sont des animaux conçus pour vivre en groupe. Et de l’idée que dans les pays riches, néolibéraux, où l’idéal est celui d’un individu autosuffisant, les maladies profondes font l’objet d’une répression sociale généralisée, conduisant à l’isolement des personnes concernées. Voire de leur famille, dans un mouvement de stigmatisation secondaire. « Dans notre modernité, c’est l’idée de la maladie qui éloigne, plus que la maladie en soi. Même invisible, la maladie isole et rend paria », commente Neil Vickers, soulignant une similitude avec le racisme. Un cercle vicieux puisque l’isolement est mauvais pour la santé.
Comment comprendre cet abandon ? Pourquoi les relations avec les personnes malades peuvent-elles se distendre, ou, plus rarement, se resserrer ? La maladie grave bouleverse l’implicite qu’est la santé, « un ensemble d’attentes concernant le monde social dont les personnes en bonne santé sont à peine conscientes », selon le philosophe. Par ailleurs, « la maladie interfère avec les formes de reconnaissance que les humains s’accordent par défaut. Et la reconnaissance est aussi psychobiologique ». « C’est notre hypothèse la plus importante », insiste Neil Vickers.
Le philosophe distingue deux modes d’intersubjectivité et de reconnaissance. Le premier est transactionnel, un échange limité de l’ordre de l’interaction, sur le modèle du face-à-face dans la vie de groupe. Le second est l’attachement (ou le « holding », théorisé par le pédiatre Donald Winnicott), un environnement constitué par l’ensemble des soins qui répondent aux besoins d’un bébé. « Dans les relations basées sur le holding, on observe une mise en commun des ressources psychophysiques : nous prêtons notre santé à nos proches ; et nous ne remarquons pas forcément les signes d’une maladie naissante chez un membre de notre famille car nous avons tendance à normaliser les symptômes, en les traitant comme des aberrations passagères. Cette normalisation sert à maintenir la mise en commun des ressources psychophysiques », décrit Neil Vickers. Paradoxalement, des personnes moins proches du malade auront tendance à remarquer davantage les symptômes naissants.

Une fois déclarée, « la maladie oblige les personnes à se positionner et à manifester si elles se trouvent, par rapport au malade, dans l’ordre de l’interaction ou de l’environnement, poursuit Neil Vickers. Les personnes en bonne santé peuvent soit se rapprocher du malade, soit l’abandonner en pensant que d’autres interviendront. » Encore une fois, l’accent est mis sur les dimensions biopsychosociales : « Nous nous épanouissons ou déclinons en réponse à des facteurs de stress biologiques ou psychosociaux qui interagissent. Le rapprochement implique la suppression active du système nerveux sympathique. Cela signifie habiter un espace-temps mental et corporel avec un autre et s’engager dans une corégulation neurobiologique avec lui. Une sorte de danse de mouvements, de sons et d’affects avec l’autre. L’éloignement, au contraire, permet d’échapper à ces enchevêtrements mais la fuite a un prix : la rupture avec le soutien du groupe et sa capacité à favoriser un socle neurobiologique qui protège contre l’adversité », avance-t-il.
« J’ai eu l’impression de lire un traité sur ce qu’est être un proche, en renouvelant la dimension morale de cette question pour mieux comprendre pourquoi proches et malades forment un ensemble », commente le philosophe Martin Dumont (Université Paris-Est Créteil).
Le rôle clé des soignants
Et le soin, dans tout ça ? « Il endigue cette menace : les soignants prêtent leur santé à leurs patients, ils sont dans le holding, ils forment un système psychosomatique avec le malade. Mais il y a un coût émotionnel pour ceux qui prennent soin », répond Neil Vickers. « La créativité du soin est souvent mise en avant. Mais il requiert aussi du courage, la capacité de faire des erreurs, et l’humilité de les reconnaître », ajoute-t-il.
Les soignants prêtent leur santé à leurs patients et forment un système psychosomatique avec le malade ; mais il y a un coût émotionnel
Neil Vickers
Et de penser le soin des nourrissons comme un modèle aux soins de santé. « Les soins de santé sont généralement considérés comme une réponse pratique à une déficience ou à un déficit perçu. Le soin des nourrissons, par contre, pourrait être défini comme un effort continu et prolongé, visant à renforcer les capacités d’auto-organisation d’une personne dans le besoin, en formant avec elle un système synergique », explicite Neil Vickers. D’où l’importance de la compassion, non comme un sentiment, mais comme un comportement face à l’autre dans la détresse. Déployer une présence comme réponse au premier besoin d’une personne malade.
La philosophe française Claire Marin (ENS) salue ces « allers-retours entre le nourrisson et le malade adulte : oui, il y a une grande symétrie ». « Voir le mot abandon sur une couverture et lire cet ouvrage a produit un soulagement. Oui, l’abandon, qui renvoie à quelque chose de l’enfant, va de pair avec l’expérience de tomber malade. Or le malade adulte, s’il peut se plaindre de ses douleurs, n’a pas le droit de formuler cette plainte infantile », confie celle qui a écrit à partir de la maladie auto-immune qui la toucha dans sa vingtaine.
« Il me semble que la médecine d’adulte n’est pas assez acculturée au modèle du soin de l’enfant ; et que la critique du paternalisme et l’émergence de l’autonomie ont pu laisser de côté le fait que même chez les adultes, il doit y avoir de la soutenance et de la contenance. Voire de l’aide à la prise de décision, lorsqu’il est parfois trop dur de décider », analyse Céline Lefève (IlPEM/Sphère, université Paris-Cité). Et de rappeler que « la médecine repose sur une relation intersubjective : les besoins des malades ne peuvent être identifiés que depuis les relations individuelles. Là est tout le sens de l’éthique du care », poursuit-elle.
Le livre de Neil Vickers réhabilite la relation intersubjective dans les humanités en santé
Céline Lefève
Codirectrice de l’Institut La personne en médecine
Défense de la philosophie du soin
La discussion des membres du Séminaire international d’études sur le soin autour du livre de Neil Vickers s’inscrit plus largement dans une défense de cette philosophie du soin, parfois critiquée voire taxée « d’humanisme dépassé et de bon sentiment ». « Des critiques qui viennent de ceux qui délèguent la définition du soin à la biologie ou au biopolitique », précise Céline Lefève, qui a coédité, avec Neil Vickers et Patrick Ffrench, un numéro de la revue History of the Human Sciences sur l'histoire des humanités médicales en France et dans le monde anglo-américain.
Neil Vickers corrobore : « Insister sur les dimensions psychobiologiques est en effet une manière de s’opposer aux critical medical humanities, qui laissent entendre qu’une théorie critique d’inspiration foucaldienne ouvrirait des horizons insoupçonnés ». Selon lui, ces approches font pourtant l’impasse sur les déterminants sociaux de la santé, les conséquences à long terme de l’adversité dans l’enfance, l’épigénétique et les science omics… « Nous nous préoccupons moins de la critique que de l’élaboration d’une poignée de concepts clés qui soutiendront le dialogue transdisciplinaire », assume-t-il.
« Le livre de Neil Vickers réhabilite la relation intersubjective dans les humanités en santé. Il n’occulte nullement les dimensions politiques et l’intergouvernementalité. Mais il rappelle que soigner repose sur une ou des relations entre sujets ; que le psychobiologique est précurseur dans la relation, commente Céline Lefève. Les mécanismes sont toujours à la fois psychobiologiques et socioculturels (…). Penser le soin comme une relation intersubjective, c’est l’ancrer dans la vie telle que définie par les sciences biologiques et l’épidémie sociale. »
« Being Ill: On Sickness, Care and Abandonment », Neil Vickers, Derek Bolton, Reaktion Books, 256 pages, 2024
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