LE QUOTIDIEN : Pensez-vous que 2025 sera l’année de la santé ?
ARNAUD BONTEMPS : Je le souhaite ! Mais cette année s’ouvre dans un contexte compliqué, avec de fortes inquiétudes. Les annonces sur l’objectif national de dépenses d’Assurance-maladie [Ondam] sont un peu rassurantes – par exemple celle sur l’abandon de la hausse du ticket modérateur – mais aussi en partie en trompe-l’œil. Car il reste des tensions importantes, notamment dans les hôpitaux, où des investissements Ségur sont suspendus et où on constate des problèmes de trésorerie croissants. On voit aussi des expérimentations qui fonctionnent bien mais dont la pérennité est en danger pour des questions de financement…
Comment expliquer le hiatus entre les moyens en hausse chaque année et le ressenti de la population d’une moins bonne prise en charge ?
Depuis dix ans, la population a augmenté de 5 %, le nombre de personnes âgées de plus de 75 ans de 12 %, le nombre de maladies chroniques de 34 % ! Tous ces indicateurs montrent une croissance énorme des besoins, laquelle n’est pas suivie par une hausse suffisante des moyens.
Quels sont les dysfonctionnements principaux à l’hôpital ?
Ils sont de trois ordres. Dans les orientations, on a besoin de réaffirmer que l’objectif des services publics, dont l’hôpital, est de répondre aux besoins de la population. Deuxième point : l’organisation du travail ne doit plus être descendante mais partir du terrain : on doit faire confiance aux professionnels. Ça peut paraître simple ou évident, mais ce serait une révolution. Il faut, enfin, reconstruire le lien de confiance avec la population.
Pourquoi les services d’urgences ferment-ils et comment combattre parallèlement leur engorgement ?
On parle beaucoup de régulation médicale en amont des urgences mais, quand on pose la question aux professionnels, ils disent régulièrement que leur problème se situe plutôt dans la capacité à orienter les patients vers des lits ouverts, en aval. Le développement de l’orientation en amont peut évidemment soulager les urgences et l’hôpital, à condition qu’on ne laisse pas des systèmes de soins non programmés se développer de manière anarchique dans les soins primaires, souvent opérés par des acteurs privés lucratifs qui déstructurent le parcours de soins et nuisent au suivi des patients.
Seriez-vous partisan d’un encadrement accru des cliniques privées ?
Sur l’ensemble du système de santé, il faut revenir à une règle de base : quand il y a argent public, il doit y avoir contrainte de service public. La régulation du secteur privé lucratif est une évidence. Faut-il interdire de reverser des dividendes ou pratiquer une forme de nationalisation ? Tout est ouvert. Il faut surtout commencer par ne pas aggraver le problème ; pourtant, l’Ondam 2025 propose 400 millions d’euros supplémentaires vers les cliniques…
Face au manque de généralistes et à leur inégale répartition, croyez-vous à la remise en cause de la liberté d’installation ?
Il faut dissocier deux sujets : celui de la pénurie et celui de la répartition territoriale. La pénurie tient à des raisons démographiques et à des évolutions des modes d’exercice. Elle n’admet pas de solution à court terme. Même avec l’augmentation du numerus apertus, nous ne sommes pas certains que la situation soit résolue d’ici à dix ans. À cette question de la pénurie, il faut répondre par davantage de travail en équipe pluriprofessionnelle. Et pour les médecins, il s’agit d’accepter de s’appuyer sur d’autres soignants et, parfois, de se repositionner dans un collectif de travail.
“La régulation à l’installation des médecins généralistes, je l’estime indispensable
Sur la répartition territoriale, entre 2012 et 2022, on constate que 11 départements qui étaient déjà au-dessus de la moyenne nationale ont augmenté leur nombre de médecins par habitant, tandis que 48 départements, qui étaient déjà au-dessous, ont vu leur densité médicale diminuer ! L’accroissement des inégalités est flagrant. Et il s’est fait alors que, dans la même période, de fortes incitations à l’installation ont été mises en œuvre dans les zones sous-denses. Sans permettre d’endiguer le phénomène. Se pose donc la question d’une régulation à l’installation des généralistes, que j’estime indispensable. Et ce, d’autant plus que toutes les autres professions de santé en ont une.
Ne pensez-vous pas sacrifier l’attractivité de la médecine générale ?
Je ne crois pas que le déterminant de l’attractivité de la médecine générale soit le fait de choisir sa ville d’exercice. Si c’est le cas, c’est probablement un mauvais choix car les épreuves nationales rebattent largement les cartes de la répartition. Il en faudrait beaucoup plus, selon moi, pour enlever de l’attractivité à une profession qui a du sens et qui est bien payée : c’est un métier d’avenir.
Justement, quel jugement portez-vous sur la rémunération des médecins libéraux ? Le paiement à l’acte est-il adapté ?
L’évolution de la consultation à 30 euros est ce qui coûte le plus cher dans la revalorisation de l’Ondam, à hauteur d’un milliard d’euros environ. Deux questions se posent : celle du volume de la rémunération des médecins – qui devrait être débattue par la société – et celle de ses modalités. Ces revalorisations doivent-elles passer par la tarification à l’acte ? C’est une erreur à mes yeux. Car en faisant ça, on augmente de fait le coût de la coordination des soins, qui représente un « manque à gagner » pour les médecins.
Vous êtes haut fonctionnaire. Qu’avez-vous appris en travaillant au sein de l’État sur le secteur de la santé ?
Une des premières choses qui m’a marqué, c’est l’externalisation et le recours à des cabinets de conseil. J’ai fait face à des situations où, à l’intérieur des services publics et même dans des secteurs stratégiques, comme le numérique, on n’avait pas le droit de dépenser nos crédits pour embaucher. En revanche, on pouvait faire un chèque à un cabinet de conseil, quand bien même cela coûterait plus cher…
Lors du Covid-19, vous étiez chargé de l’organisation territoriale des soins à la caisse primaire de Seine-Saint-Denis. Quelle leçon tirez-vous de cette période ?
Il n’a pas été compris, au sein des services publics, qu’une crise est un levier d’accélération. Quel gâchis ! La vaccination s’est développée en janvier 2021, un an et demi après le lancement des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) sur le territoire. Lesquelles étaient une vraie tentative d’organisation au niveau local du système de santé, avec une dimension transformatrice du modèle « libéral » des soins. Mais plutôt que de s’y appuyer, on a fait appel à son antithèse, Doctolib, et ainsi généralisé la logique du « premier arrivé, premier servi ». En Seine-Saint-Denis, les médecins des centres de santé accessibles en métro nous racontaient que des Parisiens aisés franchissaient le périphérique pour chercher les premières doses de vaccin. Or ce département était celui de l’Hexagone où il y avait le plus de mortalité liée au Covid-19 et de retard sur la couverture vaccinale.
L’autre chose qui m’a marqué, c’est le sentiment de perte de sens qui existe à l’Assurance-maladie, comme chez les soignants. Pendant la crise sanitaire, tout d’un coup, les agents et les professionnels se sentaient à leur place, utiles et tout à fait alignés avec les orientations nationales. La perte de sens, c’est le hiatus entre ce qu’ils pensent juste sur le terrain et ce qu’on leur demande au niveau national.
Chez les soignants, la perte de sens n’est-elle pas liée surtout à la perte d’attractivité des métiers ?
En partie, c’est sûr. En 2022, un lit sur cinq était fermé à l’AP-HP, les deux tiers d’entre eux faute de personnel. Dans un rapport récent sur l’attractivité de la fonction publique, France Stratégie nous enjoint d’agir sur tous les fronts : image, reconnaissance, rémunération, conditions de travail, évolution de carrière à moyen et long termes. On a besoin de mesures d’urgence et qui s’inscrivent dans la durée, d’en finir avec le yoyo dans les annonces gouvernementales.
Vous avez travaillé au département de Seine-Saint-Denis sur les politiques sociales. Est-il une bonne échelle pour agir sur la santé ?
Je crois qu’il n’y a d’échelle idéale sur aucun sujet. En revanche, celle du département permet de bien repérer les inégalités. Celles-ci commencent dans la ségrégation territoriale des populations : des quartiers sont isolés en termes de transports, dégradés en termes d’habitat, négligés en termes de services sociaux ou éducatifs. Et les quartiers avec le plus d’entre-soi sont des îlots de richesse ! Pour lutter contre la fragmentation de la société, il faut impérativement interroger la répartition territoriale de la population.
Quels sont les objectifs de votre collectif aujourd’hui ?
Reprendre la parole, de l’intérieur des administrations, pour alerter sur la situation et rappeler le rôle des services publics. Il faut aussi faire prendre conscience de la puissance de ce que sont les services publics : une mise en commun de richesses pour répondre démocratiquement à des problèmes relevant de l’intérêt général, en partant des besoins de la population et en dehors des logiques de marché. C’est un projet de société !
2017 : magistrat à la Cour des comptes, en charge du contrôle de la Sécurité sociale
2019 : chargé de l’organisation territoriale des soins à la Cpam 93
2021 : crée le collectif Nos services publics
2022 : directeur adjoint du cabinet du président du département de Seine-Saint-Denis
2023 : président de La Place santé, un centre de santé communautaire à Saint-Denis ; publication du premier rapport sur l’état des services publics par le collectif Nos services publics
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