LE QUOTIDIEN : Il y a un an, vous dénonciez publiquement le harcèlement sexuel et moral dont vous avez été victime durant votre carrière, lançant le mouvement #MeToo dans le milieu médical. Depuis, les choses ont-elles changé ?
PR KARINE LACOMBE : J’ai constaté une réelle prise de conscience, avec des initiatives concrètes de la part des autorités, des enquêtes menées par des internes et une mobilisation de l’Ordre des médecins. Ces actions ont permis de quantifier l’ampleur des violences et du mal-être dans la profession. Je ne me considère pas comme une héroïne, mais plutôt comme l’étincelle qui a permis l’émergence de ce mouvement au bon moment. D’autres ont pris la relève et fait avancer le débat. Les jeunes se sont emparés du problème et osent enfin déplorer que ce qui existait il y a vingt ou trente ans persiste aujourd’hui. Ils affirment que cela doit cesser. Je note aussi une évolution du côté des administrations hospitalières et universitaires, qui sont aujourd’hui plus disposées à écouter et prendre des mesures, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans, quand j’ai commencé à m’exprimer sur le sujet. Certaines situations connues depuis des années ont, pour la première fois, été prises en compte et ont fait l’objet d’enquêtes. À l’époque, on minimisait souvent ces violences. Mais aujourd’hui, les jeunes refusent de les tolérer et envisagent de quitter la carrière hospitalière ou académique pour ne plus les subir. Beaucoup de femmes sont d’ailleurs déjà parties de l’hôpital à cause de ça.
Pourquoi cette prise de conscience a-t-elle été si lente ?
Bien que #MeToo ait commencé autour de 2017, cela n’a pas provoqué tout de suite de changements dans le secteur hospitalier. L’omerta dans le milieu médical est une réalité, alors que le soin n’est pas épargné par les violences sexuelles et le harcèlement moral. Pourquoi ça n’a pas bougé plus tôt ? Probablement parce qu’à l’hôpital, nous sommes confrontés au quotidien à la mort, ce qui rend certaines souffrances personnelles secondaires, notamment les violences vécues dans l’exercice de notre profession. Face à des patients en fin de vie et des familles en détresse, on a tendance à s’oublier soi-même. Une autre explication réside dans le fonctionnement très hiérarchisé et vertical de l’hôpital. Plus on est bas dans la hiérarchie, plus on craint son supérieur, dont l’avis peut influer sur toute notre carrière.
Avez-vous subi des pressions après votre prise de parole ?
Non. J'ai fait l’objet d’une plainte disciplinaire pour non-confraternité de la part de Patrick Pelloux à la suite de l’article de Paris Match qui a lancé l'affaire [article qui met en cause l’urgentiste, accusé de harcèlement sexuel et moral, NDLR]. La conciliation n'a pas abouti alors je vais être jugée, dans un an, en chambre disciplinaire. C’est sûr que ce n’est jamais agréable d'être jugée par ses pairs alors oui, je suis un peu inquiète. Ce sont des propos tenus par une journaliste à la suite de mon livre. Si ces propos étaient faux, la logique aurait été de porter plainte pour diffamation au pénal. Mais ça n’a pas été le cas. À mon avis, une plainte pour diffamation est plus complexe pour le plaignant car elle fait intervenir des témoins et implique la société civile. La voie disciplinaire, en revanche, reste plus fermée, on est entre nous. Le motif de non-confraternité est aussi plus subjectif et difficile à définir. C’est un peu une procédure bâillon, mais ça ne fonctionnera pas car je continuerai à m’exprimer.
Avez-vous porté plainte contre le Dr Patrick Pelloux ou pensé à judiciariser l'affaire ?
Non car, pour moi, l'important n'était pas de nommer des individus mais de dénoncer le harcèlement moral et sexuel à l'hôpital, en illustrant des faits concrets. Ce qui comptait, c'était de montrer les dysfonctionnements liés à la place des femmes à l'hôpital. Pendant le Covid, j’aurais pu porter plainte contre des dizaines et des dizaines de personnes. Je ne l’ai jamais fait car je considère que la stigmatisation d’une personne n’est pas ce qui fait bouger les choses. Même si, paradoxalement, le fait qu'un nom ait été associé à cette affaire symbolique a peut-être contribué à faire bouger les lignes.
Les directions hospitalières prennent-elles suffisamment leurs responsabilités ?
Oui, parce qu'il y a eu une réelle prise de conscience. Et non, parce que les démarches restent extrêmement longues, c’est un vrai problème pour les victimes. Le temps judiciaire et administratif est interminable et en décourage beaucoup, notamment les plus jeunes. Les procédures internes peuvent durer des mois et si l'hôpital décide de soutenir la plainte au niveau pénal, on passe à des années ! Ces délais compliquent la reconstruction des victimes. De plus, les solutions proposées sont souvent stigmatisantes car on demande fréquemment aux victimes de changer de service alors que l'agresseur, lui, reste souvent en poste. Il y a des cas où, face à des faits concordants, l'agresseur peut être écarté temporairement. Cependant, il est fréquent que les chefs de service mis en cause soient placés en arrêt maladie, ce qui fait supporter les coûts par la Sécurité sociale et donc par la collectivité, ce qui pose question.
Les Ordres professionnels ont-ils les moyens et la volonté d'agir efficacement ?
Honnêtement, je ne sais pas. Pendant longtemps, on a eu l'impression que les Ordres protégeaient leurs membres, notamment parce qu'ils étaient majoritairement composés d'hommes, tant au niveau départemental que régional, y compris dans les instances disciplinaires. Les choses sont en train de changer. La grande enquête menée par le Cnom en est l’illustration. Certes, l'Ordre des médecins a été un peu contraint de s'y mettre, mais il ne pouvait plus ignorer les attentes de la jeune génération. J'espère que l’institution saura faire son autocritique et accueillir de nouveaux membres plus jeunes.
Dans votre livre, vous soulignez que les femmes restent largement sous-représentées aux postes de direction. Pensez-vous que cela favorise un climat propice aux violences sexistes et sexuelles (VSS) ?
Oui ! Quand une caste est surreprésentée, c’est son mode de pensée qui domine. Avec une hiérarchie principalement masculine, c’est le mode de pensée masculin qui règne, surtout en haut de l’échelle, où la compétition est rude, où sont sélectionnés des profils très combatifs, très guerriers, très individualistes. Ce schéma se retrouve aussi dans d’autres milieux, comme la finance. Introduire des femmes permet d’apporter un management plus horizontal et de mieux prendre en compte la qualité de vie, d’où l’importance des quotas dans certains secteurs.
Le gouvernement a pris des mesures telles que la facilitation des signalements et la mise en place d'un baromètre annuel sur les VSS. Ces actions sont-elles suffisantes ?
Elles vont dans le bon sens mais, sur ce sujet, il ne faut pas s’arrêter là ! Continuons à accompagner le mouvement vers une reconnaissance au plus haut sommet de l’État de la problématique, afin que soient mis en place des organes indépendants. Bref, nous devons accélérer le processus, en particulier au niveau judiciaire, où le traitement des plaintes judiciaires est beaucoup trop lent.
La formation des étudiants intègre encore très peu la question des VSS. Faut-il généraliser des modules obligatoires ?
C’est en train de changer. À Sorbonne Université, où j’enseigne, nous avons beaucoup de modules sur les relations médecin-patient, médecin-médecin et les VSS : les reconnaître, les dénoncer, vers qui aller… Dans le cadre de la formation aux Ecos, nous faisons beaucoup de jeux de rôles, comme des situations de harcèlement. Est-ce uniforme sur l’ensemble des universités ? Je n’en suis pas sûre. Mais c’est le rôle du ministère de l’Enseignement supérieur de les rendre obligatoires.
Avez-vous déjà entendu parler des contrats tacites de non-grossesse ?
Oui, c’est une réalité choquante ! Des chefs de clinique disent à des assistantes ou cheffes de service : « Tu es jeune mariée, tu veux des enfants… Attends d’avoir fini tes deux ans, ce sera mieux pour toi et pour le service. » C’est d’un paternalisme ! Avant, les mêmes disaient carrément : « Si tu prévois une grossesse, ce poste n’est pas adapté, reviens dans deux ans. » Et si on tombait enceinte, à notre retour, on apprenait que le poste avait tout bonnement été attribué à quelqu’un d’autre. Il y a donc du mieux. Du moins un peu.
L’AME, l’autre combat
La Pr Karine Lacombe a signé plusieurs tribunes défendant l’aide médicale d’État (AME), qui fait l’objet d’une offensive de certains parlementaires de droite et d’extrême droite et du ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau. Ils réclament la réduction du périmètre de soins éligibles à l’AME, voire sa disparition. « Beaucoup de mes patients sont bénéficiaires de l’AME et travaillent dans les métiers que ne veulent pas faire bon nombre de Français, rétorque-t-elle. La supprimer, c’est non seulement refuser de soigner des patients, pour certains atteints de maladies graves et chroniques, mais aussi mettre à bas tout un pan de l’économie souterraine du pays. Gardons l’AME pour protéger les plus fragiles et la nation tout entière. »
Repères
2002-2012 : Bénévole pour Médecins du monde au Vietnam, puis en Afrique
Octobre 2017 : PU-PH à l’hôpital Saint-Antoine (AP-HP)
Mai 2019 : Cheffe du service des maladies infectieuses à Saint-Antoine, première femme à ce poste à l’AP-HP
Janvier 2021 : Légion d’honneur pour son investissement dans la lutte contre le Covid
Octobre 2023 : Publication de « Les Femmes sauveront l’hôpital : une vie de soignante » (Stock)
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