Les Français, s’ils sont confrontés à la difficulté d’obtenir un rendez-vous, ont-ils pris conscience du délitement du système de santé ?
André Grimaldi. Les réformes ont été mises en œuvre très progressivement depuis vingt ans. C’est l’histoire de la grenouille plongée dans une bassine dont on chauffe l’eau progressivement et qui au final se trouve cuite sans avoir pu réagir à temps. De l’instauration de la T2A jusqu’à la transformation en 2010 de l’ONDAM en un budget contraint indépassable, toutes les réformes ont été réalisées pas à pas sans débat démocratique. En revanche, aux États-Unis et au Royaume-Uni, la discussion sur le système de santé était vive. En second lieu, le sujet est complexe. Notre système de santé est mixte à tous les niveaux avec un double financement, par la Sécu et par les assurances complémentaires, une offre de soins à la fois publique et privée avec des médecins installés en secteur 1 ou en secteur 2. Dès lors, le débat semble réservé aux experts. Enfin, en matière de santé, les gens réagissent en fonction de leur vécu personnel. On ne se préoccupe du système de santé que lorsqu’on est directement concerné.
Frédéric Bizard. J’adhère à ce qui vient d’être dit. Mais je vais l’exprimer différemment. Il faut vivre sur une autre planète pour qu’un politique ne soit pas conscient du délitement du système de santé qui affecte la capacité à être soigné, y compris recevoir des soins primaires. On peut certes descendre encore plus bas. Mais des ruptures fréquentes et nombreuses de médicaments jusqu’à la maltraitance des sujets âgés dans les Ehpad en passant par l’incapacité de millions de citoyens d’accéder aux soins primaires, le système de santé est bien à l’agonie. Depuis longtemps, j’alerte les politiques. On me rétorquait hier : « Vous êtes alarmiste, sur les marchés on ne me parle pas de santé. » Cela est bien fini. On parle santé aujourd’hui sur les marchés. Ce diagnostic est-il un signe d’appel suffisant pour reconstruire un nouveau système ? Manifestement non. À ce jour, la santé n’est pas placée en haut de l’agenda des réformes à mener en urgence au plus haut niveau de l’État. Certes, en termes de communication, elle fait partie des quatre sujets majeurs que le Président a mis en avant. Pour autant, on préfère faire voter au Parlement des nouvelles lois sur l’assurance-chômage, les retraites. Pourquoi en est-on là ? Au risque d’être incompris, l’explication se niche dans la distinction entre le micro et le macro. On s’acharne sur le micro, beaucoup sur l’hôpital, sujet sensible, l’Ehpad. Mais en fait le problème est macro. Si notre système est complexe, il répond aussi à une demande sociale et culturelle de l’égalité des droits par exemple. Dans les autres pays, les systèmes de santé relèvent de systèmes culturels très différents. Face à cette complexité, les politiques sont perdus. Et ne savent pas quoi faire. Il y a là non pas une critique d’incompétence mais d’ignorance. Comment dès lors reconstruire le système avec une majorité de la société ?
Lors du colloque que vous avez organisé, Fréderic Bizard en octobre dernier à l'Institut Santé, vous annonciez une échéance de cinq ans au maximum pour reconstruire le système…
F. B. Je pense même qu’il sera alors trop tard. Au-delà de ce délai, je ne pense pas que l’on aura relevé l’hôpital public entre autres qui perd son rôle d’excellence. Se produit par exemple à l’AP-HP une fuite des cerveaux mais aussi des petites mains. Si le phénomène n’est pas jugulé, l’hôpital public reviendra au statut d’avant 1958 où il prenait en charge les plus nécessiteux. Pendant ce temps les affairistes de petit ou de grand calibre auront pris le contrôle du privé.
A. G. Lors des élections présidentielles, le débat sur les questions de santé a une nouvelle fois été escamoté. Emmanuel Macron a annoncé un investissement de 19 milliards d’euros dans le système de santé. Précisons que cette somme est programmée sur dix ans, pour l’hôpital et pour la ville et que 2 milliards sont mis en réserve. Cela relève de l’effet d’annonce à l’image de la création de ce Conseil national de la refondation. Notre système de santé a bien besoin d’une refondation. Mais que dit le ministre ? Discuter des erreurs du passé ne m’intéresse pas, je suis un pragmatique à la recherche de solutions territoire par territoire. En fait il annonce un programme non pas de refondation mais de replâtrage. Cependant, je ne partage pas l’idée que les politiques seraient perdus devant la complexité du système de santé et n’auraient pas de vision. Dans les années 1980 a émergé l’idée que toute activité humaine quantifiable devait être régulée par la concurrence sur le marché. Il fallait privatiser les services publics, ou les gérer comme le privé. Pour l’hôpital, cela s’est traduit par le concept d’« hôpital-entreprise ». Cela a été pensé et promu par des think-tanks internationaux. Le gouvernement initie la T2A en 2004 en jurant ses grands dieux que jamais les soins hospitaliers ne seraient rémunérés uniquement par ce mode de financement. Or en 2008, on nous annonce que la T2A passe à 100 %. Puis en 2009 arrive la loi HPST qui instaure la gouvernance d’entreprise avec « un seul patron à bord », le directeur administratif sous tutelle de l’ARS et des pôles de gestion regroupant plusieurs « ex-services ». Cette loi à la fois renforce le contrôle étatique et impose aux hôpitaux une gestion comparable à celle d’une clinique à but lucratif. On arrive aujourd’hui au bout de cette politique néolibérale. Mais quand survient la pandémie, quand les déserts médicaux se multiplient, quand les urgences et les réanimations pédiatriques craquent, il n’y a pas d’autres solutions que de recourir à l’État dont la santé est une fonction régalienne.
F. B. Regardons la politique de santé menée depuis vingt-cinq ans et les ordonnances Juppé. L’État opère une reprise en main de tous les centres de pouvoir. Alors que le système de santé n’arrivait pas à maîtriser ses dépenses qui étaient de 2 à 3 points supérieures à la croissance du PIB dans les années quatre-vingt-dix, la solution choisie a été de redonner le contrôle de la gouvernance à la haute administration. D’où la mise en place des ARH puis des ARS, la consécration du directeur d’hôpital aux dépens des médecins. Il fallait affaiblir le pouvoir médical jugé trop important. On est passé d’un mandarinat médical à un mandarinat administratif. Il y a selon moi une responsabilité collective avec l’assentiment des quelques forces y compris médicales sur un certain nombre d’erreurs qui ont été commises. Il y a eu une vraie homogénéité politique dans la croyance fausse que l’on allait dans la bonne direction.
A. G. Clarifions le débat. Suivant la politique dite néolibérale, l’État fixe les orientations. Mais il confie la gestion aux acteurs privés (à but lucratif ou non) mis en concurrence. Rappelons la position de François Fillon qui proposait de transférer l’intégralité des soins courants aux assurances privées. Il existait une autre proposition, celle de la « Grande Sécu » mettant fin à la double gestion actuelle, en remboursant à 100 % un panier de soins et de prévention validé. Une assurance privée supplémentaire ne serait alors utile que pour rembourser des choix personnels comme des soins de confort ou des médecines alternatives. L’idée de la « Grande Sécu » lancée par Olivier Véran a vite été enterrée par le Président Macron. François Fillon souhaitait aussi modifier le statut de l’hôpital public, en particulier des CHU, pour l’aligner sur celui des Espic ayant une autonomie de gestion mais pouvant faire faillite. La destruction du service public poursuivie depuis vingt ans conduit de plus en plus souvent le public à se tourner vers les établissements privés, notamment vers les chaînes commerciales ayant des fonds parmi leurs actionnaires, comme Ramsay ou Elsan.
F. B. Il y a de nombreux avocats de l’État à gauche et à droite pour une raison simple. On sait au moins qui pilote. La démocratie sociale et sanitaire fait souvent peur. Les députés sont élus démocratiquement. Pourquoi alors faire appel à la démocratie participative ? Pour les élus, seule compte la démocratie représentative. Sur le terrain, il n’y a pas de contre-pouvoir à l’État. Cela a été construit volontairement. En pratique, c’est un système pervers. Nous ne sommes pas dans le système à l’anglaise où tout est fonctionnarisé, accessible au plus grand nombre avec un secteur privé supplémentaire et non pas intégré comme en France. Ici, le système a été étatisé en gardant un semblant de liberté pour tous. Il y a une connivence entre l’État et le grand capital dans le domaine de la santé. Tout simplement parce que l’État préfère discuter avec un grand groupe même s’il est ultra-financiarisé plutôt qu’avec un grand nombre d’acteurs. Des monopoles se sont installés. Il peut y avoir un intérêt à un système mixte que dénonce André Grimaldi à condition que l’État exerce une régulation. Le système est en train d’exploser avec en effet une financiarisation du système privé.
A. G. Il y a dans les propos de Frédéric Bizard une confusion entre le gouvernement et l’État. En revanche, je suis d’accord avec lui sur la continuité de cette politique de santé menée par des gouvernements de gauche comme de droite. Ils ont partagé l’idée que « les services publics, c’est fini ! ». Or, selon moi c’est l’inverse, les services publics sont et seront indispensables pour faire face aux crises. Il faut revenir au principe éthique (et économique) du juste soin pour le patient au moindre coût pour la collectivité, au lieu de rechercher la rentabilité pour l’établissement comme le font les chaines des cliniques commerciales qui doivent verser des dividendes à leurs actionnaires. Aujourd’hui, hôpitaux et cliniques visent à augmenter la facture réglée par la Sécurité sociale. Tout le monde le sait. D’où les contrôles opérés par la Sécurité sociale. La marchandisation va de pair avec la bureaucratisation. Il y a dans ce système conjointement à la pénurie de la gabegie, des examens, des actes et des consultations inutiles mais rentables pour l’établissement. Avec la T2A, c’est le tarif qui guide la pratique. Lorsque le Président Macron rappelle que la santé doit échapper au marché, il a raison. La santé est un bien commun, non privatisable. Et non étatisable. D’où l’idée de recettes dédiées et d’une cogestion. On ne peut pas gérer une pandémie ou un désert médical sans l’intervention de l’État. Fréderic Bizard défend une logique libérale et moi une démocratisation de l’État.
F. B. En ce qui me concerne, je défends une logique sociale-libérale. La liberté est un bien précieux qui doit être accessible à tous, en particulier aux plus défavorisés. Mais le sujet essentiel est ailleurs. Question fondamentale, dans quelle société voulons-nous vivre ? Un système de santé s’inscrit dans une société, une histoire, une culture. La France, les États-Unis, le Royaume-Uni ont chacun des références spécifiques et distinctes. Ces deux derniers pays sont beaucoup plus libéraux que nous. En revanche, ils ne s’intéressent pas à la liberté des acteurs en santé. Nous sommes beaucoup plus libres dans le système de santé français qu’en Angleterre où l'on ne dispose d’aucun choix ou aux États-Unis où les Américains sont dans les mains des assureurs privés. Notre hypothèse à l’Institut Santé c’est de reconstruire un modèle à la française, qui vise à garantir l’égalité des droits d’une part et la liberté d’autre part. Le modèle anglais repose sur la philosophie utilitariste qui vise à maximiser l’utilité collective mais pas l’égalité à l’échelon individuelle. Les Anglais y sont très attachés. Aux États-Unis domine le modèle du citoyen autosuffisant. L’État ne régit pas le système de santé. Bien sûr, c’est contesté surtout par l’aile gauche du parti démocrate. Mais on a bien vu les difficultés énormes rencontrées par Barack Obama pour la transformation du système. Le second pilier de notre reconstruction repose sur la défense du service public tel qu’il a été conçu par Louis Rolland dans les années 1930 avec l’instauration d’un service public territorial de santé qui serait instauré dans 450 territoires de santé, délivré par le public et le privé. 115 000 médecins libéraux exercent en France. 50 % de la chirurgie est réalisée dans le secteur privé. Si l’on défend un point de vue pragmatique, on reconstruit le système avec tous les acteurs sans exclusion, sans couper la tête de personne. Ces deux hypothèses sont peut-être contestables. Mais elles nous ont permis d’avancer.
* Retrouvez l'intégralité de l'entretien dans notre dernière parution.
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