C’est un vote historique – et très délicat pour l’exécutif – qui s’est produit le 2 avril : 155 députés (contre 85) ont entériné dans l’Hémicycle, en première lecture, une régulation à l’installation des médecins libéraux, une première après des années de tentatives avortées.
Pour le député socialiste mayennais Guillaume Garot, à la tête du groupe transpartisan en faveur de l’accès aux soins, qui travaille avec ténacité sur cette proposition de loi (PPL) depuis trois ans, ce vote marque un vrai succès politique : pour la première fois, la ligne « dure » qu’il défend depuis des lustres pour mieux répartir les médecins sur le territoire semble majoritaire à l’Assemblée nationale, grâce au ralliement d’élus de tous les bords. À l’inverse, la défaite est amère pour le ministre de la Santé, Yannick Neuder, qui n’a cessé d’expliquer pourquoi la régulation à l’installation est absurde et contre-productive à ses yeux.
Dans ce bourbier, le ministre de la Santé est également fragilisé de fait par la position du Premier ministre François Bayrou, ouvertement favorable, lui, à « une forme de régulation » et à la fin du statu quo. « Il n’est plus acceptable » que perdurent les inégalités d’accès aux soins, a-t-il martelé lors du congrès de Renaissance, dimanche 6 avril. Sans ligne claire, l’exécutif semble ainsi tirer à hue et à dia sur ce sujet explosif.
Matignon pousse, Ségur freine
Pour sortir de l’ornière, le ministre de la Santé et cardiologue isérois Yannick Neuder a lancé un cycle de concertations en avril avec l’ensemble des acteurs du secteur – parlementaires, élus locaux, patients, professionnels de santé. François Bayrou a promis de son côté « un plan de solutions concrètes… qui tiendra compte des débats parlementaires », avant la fin du mois. Des atermoiements critiqués par le maire de Reims Arnaud Robinet : « Les divergences entre Ségur et Matignon sont à l’image de ce qu’on ressent à propos du gouvernement tout entier, tance celui qui est aussi patron de la Fédération hospitalière de France (FHF). Il n’y a pas de ligne directrice dans ce patchwork de ministres d’horizons différents. On a du mal à comprendre la politique menée… »
Ces tâtonnements peuvent-ils conduire à un clash entre Matignon, partisan de mesures d’encadrement, et Ségur, soucieux de préserver les fondements historiques de la médecine libérale ? Le Dr Jean-Paul Ortiz, président d’honneur de la CSMF, ne croit pas que le chef du gouvernement lâchera son ministre de la Santé sur la liberté d’installation. « Je crois plutôt que Bayrou fera du Bayrou en recherchant jusqu’au bout un compromis avec les parties prenantes avant la reprise du débat parlementaire début mai », analyse le néphrologue.
Un plan anti-déserts pour noyer le poisson ?
Aux divergences au sein du gouvernement s’ajoute la pression croissante des parlementaires pour obtenir des mesures rapides. Devant le boulevard politique qui s’ouvre pour traiter la problématique des déserts médicaux, certains députés voient déjà la possibilité de laisser leur empreinte, au risque de compliquer encore l’équation immédiate du ministre de la Santé.
Le député Philippe Vigier (MoDem), cosignataire actif de la PPL Garot, considère que c’est enfin l’opportunité politique de « traiter les vrais problèmes des Français » et pousse ses pions en réclamant le retour de l’obligation de permanence des soins (inscrite dans la proposition de loi Garot) ou des mesures contre la financiarisation croissante de la santé. Pas en reste, le Pr Philippe Juvin (LR), appelle de ses vœux un plan ambitieux. « Il faut présenter au Premier ministre une feuille de route complète en santé, avec dix mesures » dont l’intégration des praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue) qui ont le niveau requis ou l’envoi des futurs « docteurs juniors » de médecine générale dans les zones sous-dotées. Mais jusqu’où ira le balancier de la contrainte ? Des arbitrages seront nécessaires au plus haut niveau de l’État, encore faut-il que les violons soient accordés.
Grève intersyndicale le 28 avril, manif nationale des jeunes le 29
En attendant d’y voir plus clair, la profession affiche un visage uni contre toute forme de régulation à l’installation. L’Ordre des médecins, la totalité des syndicats de praticiens libéraux, les internes et étudiants en médecine mais aussi des élus locaux, à l’instar de l’Association des maires ruraux de France (AMRF), affirment en chœur qu’ils n’hésiteront pas « à utiliser tous les leviers » pour faire barrage à la coercition, jugée contre-productive et même dangereuse pour l’attractivité de l’exercice libéral.
Depuis le week-end dernier, les syndicats d’internes et de carabins, qui ont convoqué leurs assemblées générales, fourbissent leurs armes. Dans les tuyaux, une « grève intersyndicale » qui débutera le 28 avril, associée à une « manifestation nationale des étudiants et internes » le 29 avril à Paris. Dans ce rejet des mesures contraignantes, les juniors sont soutenus par la conférence des doyens de médecine. « On sait déjà que certains de nos collègues partent en Suisse, en Belgique, au Luxembourg, voire outre-Atlantique. Imposer des contraintes, c’est prendre le risque de départs à l’étranger », alerte son vice-président, le Pr Marc Humbert. Même le directeur général de la Cnam, Thomas Fatôme, a affiché dans nos colonnes ses réserves sur les « mécanismes coercitifs, compte tenu de la démographie des médecins », déficitaire, contrairement à celle des kinés, infirmiers et dentistes. Des analyses qui tendent toutes à alerter sur les effets pervers de la régulation.
À l’Assemblée nationale, les médecins libéraux pourront aussi compter sur le soutien de leurs confrères et consœurs « experts » des questions de santé, dont la rhumatologue Stéphanie Rist, le chirurgien Jean-François Rousset, le généraliste Michel Lauzzana ou encore l’ORL Cyrille-Isaac Sibille, déterminés comme le ministre Yannick Neuder à bloquer les mesures punitives et à trouver une voie de passage. « Certes, l’amendement coercitif a été rétabli et voté mais pas la proposition de loi, qui n’a pas fini d’être examinée, souligne Stéphanie Rist. Elle n’est pas non plus passée au Sénat, qui la modifierait sans doute, ce qui donnerait lieu à une deuxième lecture à l’Assemblée. Bref, nous ne sommes qu’au début de l’histoire ! »
C’est une mesure populiste, qui n’apportera rien d’autre que de décourager les jeunes de s’installer
Agnès Firmin Le Bodo, députée Horizons, ex-ministre de la Santé
Le bras de fer est loin d’être terminé. Thibault Bazin (DR, Meurthe-et-Moselle) relève à juste titre que seuls 155 députés ont voté l’article 1 sur la régulation en séance, contre 255 signataires de la proposition de loi… « J’ai été surpris par le climat euphorique dans l’Hémicycle, comme dans les tribunes d’un terrain de football, comme si ce texte allait amener des médecins à s’installer dans les territoires », ironise-t-il. Remontée, la députée de Seine-Maritime Agnès Firmin Le Bodo, ancienne ministre de la Santé, dénonce l’offensive de ses collègues en faveur de la régulation à l’installation. « C’est une mesure populiste, qui n’apportera rien d’autre que de décourager les jeunes de s’installer, voire, pire, de faire médecine. J’ai espoir que la mobilisation sera forte début mai et qu’on rejettera ce texte », explique-t-elle sans ambages.
Quant au président de la commission des Affaires sociales, Frédéric Valletoux, qui n’a pas toujours ménagé les libéraux, il explique que la coercition n’est pas la voie opportune aujourd’hui. « Dans un système en crise, de point bas en termes d’effectifs, il serait sans doute contreproductif de fixer des interdictions ou des obligations auxquelles la profession est farouchement opposée, confie l’ancien ministre de la Santé. On a besoin d’emmener les médecins ! » Comme Yannick Neuder, il souhaite que la profession reprenne la main sur ce dossier et avance elle-même des solutions opérationnelles pour éviter le pire.
La navette parlementaire va donc se poursuivre dans l’incertitude politique début mai. Si elle était adoptée à l’Assemblée, la PPL Garot serait renvoyée au Sénat, où les débats s’annoncent très vifs. D’ici là, l’exécutif s’emploiera à trouver une issue à cette crise, laquelle pourrait devenir incendiaire si les jeunes décident de descendre massivement dans la rue fin avril.
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