PAR LES Drs EMMANUEL BOSELLI ET LIONEL BOUVET*
LA QUESTION de savoir si l’on peut intuber sans curare est toujours d’actualité et continue d’alimenter la controverse. Il existe en effet chez les anesthésistes-réanimateurs de farouches partisans et de farouches opposants à la curarisation systématique pour l’intubation. Les curares ont largement
démontré leur efficacité pour faciliter l’intubation trachéale et ont fait l’objet de recommandations de la société française d’anesthésie-réanimation (SFAR). Toutefois, ils représentent en France la première cause d’allergie en anesthésie (près de 50 % des cas) dont la fréquence est d’environ 1/10 000, loin devant l’allergie au latex (20 % des cas) et aux antibiotiques (18 % des cas). Les dernières données épidémiologiques du groupe d’étude des réactions anaphylactoïdes peranesthésiques (GERAP) (1) montrent que, même si la succinylcholine est le principal agent incriminé (60 % des cas), tous les curares peuvent être responsables d’allergie, allant du simple érythème au choc anaphylactique pouvant conduire à l’arrêt cardiaque, même si cela reste exceptionnel. Par ailleurs, et c’est beaucoup plus fréquent, un autre risque de l’utilisation d’un curare pour l’intubation est celui de la curarisation résiduelle, source potentielle de complications respiratoires, présente chez environ 40 % des patients plus de deux heures après l’administration d’une dose unique de curare de durée d’action intermédiaire, en l’absence d’antagonisation (2). Ainsi, comme pour toute décision médicale, l’utilisation d’un curare pour l’intubation repose sur l’analyse de la balance bénéfice/risque.
Plusieurs études ont démontré que l’utilisation d’un curare permettait d’obtenir de meilleures conditions d’intubation, objectivées par un score composé de plusieurs critères (qualité de la laryngoscopie, mouvement et position des cordes vocales, réactions à l’insertion de la sonde d’intubation ou au gonflage du ballonnet). Cependant, sans remettre en cause l’efficacité du curare, les posologies des autres agents anesthésiques utilisés dans ces études n’étaient probablement pas optimales pour permettre l’obtention de conditions d’intubation équivalentes chez les patients ne recevant pas de curare.
Posologies d’opiacés et diamètre des sondes.
Certaines idées tenaces continuent d’être véhiculées, en particulier celle voulant que l’utilisation d’un curare pour l’intubation réduit le risque de morbidité laryngée (enrouement, maux de gorge, voire lésions des cordes vocales). Cela avait en effet été démontré dans une étude méthodologiquement correcte (3). Toutefois, dans celle-ci, les posologies d’opiacés utilisées chez les patients ne recevant pas de curare étaient insuffisantes pour obtenir des conditions d’intubation optimales et le diamètre des sondes d’intubation utilisées était relativement élevé, ce qui explique pourquoi les patients intubés sans curare avaient plus de lésions laryngées. En effet, lorsque, pour l’intubation sans curare, des posologies optimales d’opiacés (généralement supérieures à celles utilisées en pratique quotidienne) et des sondes d’intubation de petit diamètre (généralement inférieures à celles utilisées en pratique quotidienne) sont utilisées, il est parfaitement possible d’obtenir d’excellentes conditions d’intubation avec une faible morbidité laryngée, équivalente à celle observée avec l’utilisation de curare (4, 5). L’utilisation de sondes d’intubation de petit diamètre (6-6,5 mm chez les femmes et 7-7,5 mm chez les hommes) est par ailleurs possible en anesthésie sans entraîner d’augmentation délétère des pressions d’insufflation distales lors de la ventilation mécanique.
Toutefois, l’utilisation de doses élevées d’opiacés n’est pas sans conséquence hémodynamique. L’intubation sans curare est donc à réserver chez des sujets plutôt bien portants pour lesquels la diminution de la fréquence cardiaque et de la pression artérielle, communément observée après anesthésie générale, sera parfaitement tolérée. En revanche, l’utilisation d’un curare pour l’intubation doit probablement être systématique chez des patients pour lesquels une bradycardie ou une hypotension pourrait avoir des conséquences graves (patient coronarien, sujet âgé, etc.).
Enfin, le choix d’utiliser un curare pour l’intubation peut aussi être conditionné par le fait que celui-ci est nécessaire pour la chirurgie. En effet, dans un certain nombre de cas, l’intervention nécessite un relâchement musculaire important (chirurgie abdominale lourde, par exemple), et l’utilisation d’un curare pour l’intubation et éventuellement pour l’entretien de l’anesthésie peut permettre de faciliter le travail du chirurgien. Le sujet fait cependant encore débat car les études qui lui sont consacrées sont très peu nombreuses et certaines d’entre elles suggèrent que le curare n’est pas toujours nécessaire pour la chirurgie, comme pour la chirurgie gynécologique par cœlioscopie ou pour la prostatectomie abdominale, par exemple.
En conclusion, à la question « peut-on intuber sans curare ? », la réponse est sans conteste « oui ». Toutefois, cette démarche doit être raisonnée, fondée sur la balance bénéfice/risque. On peut intuber sans curare des patients bien portants chez qui la curarisation n’est pas nécessaire pour la chirurgie, à condition d’utiliser des posologies optimales d’agents anesthésiques, en particulier d’opiacés, et des sondes d’intubation de petit diamètre (6), ce qui permet de diminuer le risque d’allergie ou de curarisation résiduelle sans augmenter la morbidité laryngée. L’utilisation d’un curare (ainsi que son monitorage et son antagonisation) reste cependant recommandée dans un certain nombre de situations, en particulier en cas de risque d’estomac plein, d’intubation difficile ou d’hypotension à l’induction liée à un statut cardio-vasculaire précaire.
* Service d’anesthésie-réanimation, hôpital Édouard-Herriot, Hospices Civils de Lyon.
1. Dong SW, Mertes PM, Petitpain N, Hasdenteufel F, Malinovsky JM. Hypersensitivity reactions during anesthesia. Results from the ninth French survey (2005-2007). Minerva Anestesiol 2012;78: 868-78.
2. Debaene B, Plaud B, Dilly MP, Donati F. Residual paralysis in the PACU after a single intubating dose of nondepolarizing muscle relaxant with an intermediate duration of action. Anesthesiology 2003;98:1042-8.
3. Mencke T, Echternach M, Kleinschmidt S, Lux P, Barth V, Plinkert PK, Fuchs-Buder T. Laryngeal morbidity and quality of tracheal intubation: a randomized controlled trial. Anesthesiology 2003;98:1049-56.
4. Bouvet L, Stoian A, Jacquot-Laperriere S, Allaouchiche B, Chassard D, Boselli E. Laryngeal injuries and intubating conditions with or without muscular relaxation: an equivalence study. Canadian Journal of Anaesthesia-Journal Canadien
D’Anesthesie 2008;55:674-684.
5. Bouvet L, Stoian A, Rimmelé T, Allaouchiche B, Chassard D, Boselli E: Optimal remifentanil dosage for providing excellent intubating conditions when co-administered with a single standard dose of propofol. Anaesthesia 2009;64:719-726.
6. Bouvet L, Chassard D, Boselli E. Tracheal intubation without muscle relaxants: large doses of opioids, small endotracheal tubes. Eur J Anaesthesiol 2006;23:712-3.
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