Paclitaxel, docétaxel, vincristine… la recherche a souvent puisé dans la nature pour développer des anticancéreux. Mais la biodiversité marine est longtemps restée inaccessible. « Il a fallu attendre que soit inventé le scaphandre autonome pour découvrir nombre d’organismes marins, dont des invertébrés sessiles tels que les éponges, coraux, holothurie etc., qui se sont révélés produire des molécules cytotoxiques à visée défensive », relate Olivier Grovel, professeur de pharmacognosie à la faculté de pharmacie de Nantes, président de l’association francophone pour l’enseignement et la recherche en pharmacognosie, et directeur de l’unité de recherche sur l’environnement marin et littoral Isomer. Ainsi, la recherche d’anticancéreux marins a véritablement commencé dans les années 1960, et a rapidement donné lieu à l’identification de diverses molécules d’intérêt potentiel.
Quelques molécules d’origine marine ont pu obtenir une indication. Citons la cytarabine, tirée d’une éponge, utilisée en hématologie, la trabectédine (Yondelis), autorisée dans le traitement des sarcomes des tissus mous et des cancers de l’ovaire. D’autres font l’objet d’essais cliniques, comme la lurbinectedine (Pharmamar), un inhibiteur de l’ARN polymérase 2, dans le cancer du poumon à petites cellules, avec des résultats attendus au prochain congrès de l’American Society of Clinical Oncology (Asco) en essai de phase 3 IM Forte.
Extraction impossible et synthèse difficile
Mais ces succès se comptent sur les doigts de la main. Et pour cause : la recherche autour de ces produits marins se heurte à diverses problématiques. À commencer par leur très forte toxicité. « Nombre de molécules s’avèrent trop toxiques en phase 1 ou 2 », indique le Pr Grovel. Et surtout, des freins importants persistent en matière de production. « La plupart des molécules se révèlent difficiles voire impossibles à extraire, car issues d’organismes difficilement accessibles (comme les invertébrés des profondeurs), ou peu abondants, ou parfois endémiques — or, on tente de ne pas piller la biodiversité. On n’a souvent pas réussi à obtenir plus de quelques dizaines de milligrammes de certains composés d’intérêt identifiés dans la mer », ajoute le pharmacien.
Quant à l’aquaculture, elle a montré ses limites ; celle de l’invertébré à l’origine de la trabectédine été testée, mais s’est avérée trop difficile à mettre en œuvre. Et la synthèse (ou hémisynthèse) chimique de ces composés aussi : « les molécules découvertes en milieu marin présentent souvent des squelettes chimiques nouveaux, avec des structures très complexes et une stéréochimie bien différente des molécules terrestres », explique le Pr Grovel. Ainsi, la synthèse de la trabectédine requiert plusieurs dizaines d’étapes, et apparaît coûteuse. « D’ailleurs, la trabectédine n’est à l’heure actuelle plus prise en charge par la sécurité sociale », remarque le pharmacien.
Une stéréochimie bien différente des molécules terrestres
Renouvellement des perspectives de recherche
L’arrivée des anticorps conjugués — des anticorps dirigés spécifiquement contre la cellule cancéreuse, sur lesquels est greffée une molécule toxique — pourrait rebattre les cartes. Un contingent important de produits d’origine marine en essais cliniques à l’heure actuelle fait appel à cette technique. « Certaines molécules d’origine marine jugées trop toxiques en phase 1 ou 2 ressortent des tiroirs », note le Pr Grovel.
Autre possibilité : extraire les composés d’espèces marines envahissantes, dans une perspective de valorisation. « Les étoiles de mer envahissent le littoral Atlantique — avec des conséquences désastreuses pour les producteurs de moules et de coquilles saint-jacques. Or, certains de leurs extraits témoignent d’activités d’inhibition de kinases », illustre le Pr Grovel.
Par ailleurs, quelques petits peptides — plus aisés bien qu’encore onéreux à synthétiser — ont aussi récemment été identifiés.
Mais c’est surtout la biotechnologie, avec l’étude des micro-organismes marins, qui pourrait changer la donne. « On s’est rendu compte que les invertébrés marins sont globalement des holobiontes, des organismes qui hébergent tout un microbiome », explique le Pr Grovel. Dans la plupart des cas, les molécules anticancéreuses d’intérêt ne seraient pas synthétisées par les invertébrés eux-mêmes, mais plutôt par ces bactéries, champignons, microalgues, protozoaires, vivant en symbiose avec eux. « La moitié de la masse des éponges est constituée de micro-organismes et de champignons », insiste le pharmacien, qui entrevoit un réel changement de paradigme.
Les nouvelles techniques d’analyse du génome facilitent la description de ces micro-organismes. Et la possibilité de leur culture en laboratoire ouvre la voie à une production par biotechnologie, ce qui lèverait à la fois l’obstacle de disponibilité de la biomasse et des synthèses chimiques complexes.
Au total, ces nouvelles perspectives pourraient enfin faciliter l’arrivée de davantage de médicaments anticancéreux issus de la mer. « Si les produits marins ont longtemps été décriés, pour des problématiques liées à la renouvelabilité des ressources et à la complexité de la synthèse, on peut entrevoir un avenir dans la biotechnologie, la fermentation, les sciences omiques : les freins techniques à l’arrivée de médicaments anticancéreux d’origine marine semblent non loin d’être levés », estime le Pr Grovel.
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