Y a-t-il une place pour l'aspirine dans la prévention thromboembolique après fracture des membres ? Un grand essai randomisé de non-infériorité mené aux États-Unis chez plus de 12 000 patients répond par l'affirmative dans le « New England Journal of Medicine » (1). La mortalité à 90 jours n'était pas différente entre le groupe traité par aspirine à la dose de 81 mg deux fois par jour et celui recevant une héparine de bas poids moléculaire (HBPM), l'énoxaparine 30 mg, deux fois par jour.
« Cela fait longtemps que l'on suit cette approche, rapporte le Pr Marc Samama, anesthésiste-réanimateur à l'hôpital Cochin (AP-HP). L'aspirine est très utilisée aux États-Unis, surtout dans les prothèses totales de genou et de hanche, davantage que les HBPM. Les grands registres américains incluant des centaines de milliers de patients avaient déjà mis en lumière le même niveau d'efficacité de l'aspirine par rapport aux HBPM. »
Les recommandations européennes de 2018 de l'European Society of Anaesthesiology (ESA), désormais European Society of Anaesthesiology and Intensive Care (Esaic), avaient intégré l'aspirine pour la prévention après prothèse totale de hanche (PTH) ou de genou (PTG). « Bien qu'endossées par la Société française d'anesthésie-réanimation, elles sont restées peu suivies en France, constate-t-il. Ces nouveaux résultats confortent à présent la confiance à avoir dans l'aspirine pour la PTH ou la PTG, même si cette option n'est pas à prescrire à tout le monde. »
Y compris des fractures du bassin et du col fémoral
Dans cette étude appelée Prevent Clot, la mortalité toutes causes à 90 jours était de 0,78 % (47 patients) dans le groupe aspirine et de 0,73 % (45 patients) dans le groupe HBPM. Quant à la survenue d'embolie pulmonaire (EP) et de thrombose veineuse profonde (TVP), évaluée en critères secondaires, elle n'était pas significativement différente entre les deux groupes : 1,49 % dans chaque groupe pour l’EP, 2,51 % dans le groupe aspirine versus 1,71 % dans le groupe énoxaparine pour les TVP. Il n’était pas non plus observé de différences pour les complications hémorragiques.
« Le critère principal a changé en cours d'étude, les auteurs avaient choisi au départ la mortalité par thromboembolie, c'est assez curieux d'avoir changé son fusil d'épaule », remarque le Dr Nicolas Gendron, biologiste en hémostase à l'hôpital européen Georges-Pompidou. Une critique que ne partage pas le Pr Samama : « la méthodologie reste excellente, cela ne me dérange pas ».
Ici, l'étude a inclus des personnes ayant une fracture de membre (supérieur ou inférieur, hors fracture du pied ou de la main) traitée par chirurgie ou une fracture de hanche ou acétabulaire. La prévention thromboembolique était instaurée à l'hôpital et poursuivie selon le protocole en place dans chaque établissement, en médiane de 21 jours dans les deux groupes. Les patients, aux deux tiers des hommes, étaient âgés en moyenne de 44,6 ans. Le traumatisme orthopédique était le seul facteur de risque thromboembolique dans environ un quart des cas (27,3 %). Environ 2 % avaient un cancer et 0,8 % un antécédent thromboembolique.
Les fractures du membre inférieur étaient majoritaires, dans plus de 87 % des cas (67 % uniquement le membre inférieur ou associées une fracture du membre supérieur dans 20 % des cas). « Les fractures du membre supérieur n'avaient pas grand-chose à faire dans cette étude, mais celles du membre inférieur restent largement majoritaires, avec y compris des fractures du col et du bassin à haut risque thromboembolique », remarque le Pr Samama. La durée moyenne d'hospitalisation était de 5,3 jours +/- 5,7. Lors du retour à domicile, près de la moitié des extrémités fracturées étaient en décharge (45,4 %) et un peu plus d'un tiers des patients pouvaient mettre en charge complète leur membre fracturé.
Des pratiques avec lever précoce
Des résultats qui laissent le Dr Gendron sur la réserve quant à l'effet propre de l'aspirine. « Il y a un retour de l'aspirine en postopératoire en orthopédie, même si on ne voit pas trop pourquoi ça fonctionnerait sur le plan physiopathologique », constate-t-il, ajoutant que le retour en grâce de l'aspirine répond surtout à des considérations économiques. « Les HBPM sont plus chères que l'aspirine et que les anticoagulants oraux directs (AOD), un écart plus marqué encore aux États-Unis », estime-t-il.
Le Dr Gendron fait remarquer que, dans l'essai Prevent Clot, le nombre d'événements thrombotiques (critère secondaire) se révèle malgré tout plus élevé avec l'aspirine, même si ce n'est pas significatif. « L'étude Cristal (2), dont le critère principal était la survenue d'embolie pulmonaire et de thrombophlébite veineuse après arthroplastie de hanche ou de genou, retrouve bien une augmentation significative, précise-t-il. La morbidité du syndrome post-thrombotique n’est pas négligeable. Et si l'aspirine peut sembler faire aussi bien sur la mortalité que les autres traitements, c'est surtout que le risque thrombotique a changé avec les progrès en chirurgie et en anesthésie, notamment les procédures Fast Track ».
L'essor des AOD
Un avis dont n'est pas si loin le Pr Samama. Certes, « l'aspirine marche moins bien sur la prévention du thrombus veineux que sur celle du thrombus artériel, mais il existe tout de même de nombreux arguments physiopathologiques pour expliquer son efficacité », estime-t-il. Cela suffit le plus souvent pour contenir un risque thrombotique devenu globalement très faible en Europe en orthopédie. « Ce qui fait la différence, c'est toute la prise en charge périopératoire qui n'a plus rien à voir avec celle d'il y a 20 ans, abonde-t-il. En chirurgie orthopédique programmée, les patients marchent juste après l'opération, sont hospitalisés en ambulatoire ou avec des procédures Fast Track avec sortie à J3. »
Alors, ces résultats vont-ils révolutionner les pratiques en France ? Les deux spécialistes s'accordent à dire que… pas vraiment. « L'étude remet une pierre à l'édifice en faveur de l'aspirine, mais les réticences restent fortes », estime le Dr Gendron. Pour le Pr Samama, « ces résultats sécurisent la prescription dans les prothèses totales de hanche ou de genou à faible risque avec prise en charge en ambulatoire ou en Fast Track, mais il faut tenir compte du risque thromboembolique, par exemple en cas de fracture avec immobilisation ». Le rivaroxaban, un AOD très bien toléré, fait quatre fois mieux que l'énoxaparine, comme l'a montré l'étude Pronomos (3). « Même si l'aspirine n'a pas été comparée aux AOD, il ne fait pas de doute qu'elle fait moins bien, et naturellement les praticiens se tournent vers les AOD », explique le Pr Samama. Les nouvelles recommandations de l'Esaic sont attendues en 2024.
(1) Major Extremity Research Consortium (METRC), N Engl J Med, 2023. DOI: 10.1056/NEJMoa2205973
(2) Cristal group, Jama, 2023. doi:10.1001/jama.2022.13416
(3) C. M. Samama et al, N Engl J Med, 2020. DOI: 10.1056/NEJMoa1913808
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