LE QUOTIDIEN : Vous êtes spécialiste des mouvements pour la santé reproductive aux États-Unis. Que représente l'annulation de Roe versus Wade pour l'historienne que vous êtes ?
LAUREN MACIVOR THOMPSON : C'est un retour en arrière de 100 ans ! Les États-Unis sont revenus à une époque où les représentants des différents États décident de ce qu'il est possible ou non de faire en matière d'avortement. La situation est même pire qu'à la fin du XIXe siècle, puisque les lois en passe d'être adoptées en Alabama ou en Géorgie sont bien plus strictes qu'elles ne l'étaient en 1930. En 1876, quand la Géorgie a adopté sa première loi sur l'avortement, ce dernier était légal jusqu'à la fin du premier trimestre.
La « heartbeat bill » (loi sur les pulsations cardiaques du fœtus, NDLR), adoptée ou en passe de l'être dans plusieurs États, interdit l'avortement au-delà de six semaines. Les mouvements anti-avortement se sont emparés des nouvelles technologies médicales qui permettent de suivre une grossesse dès la conception pour prétendre qu'un fœtus est un être humain dès lors qu'il est possible de le décrire à l'imagerie. Ces débats sur la définition même de l'être humain, et de ses éventuels droits constitutionnels, n'avaient pas lieu il y a un siècle car les technologies médicales ne le permettaient pas.
Pouvez-vous nous rappeler quelles ont été les grandes étapes des luttes autour du droit à l'avortement aux États-Unis ?
Cette histoire est à la fois simple et compliquée. On peut affirmer qu'aucune loi n'encadrait l'avortement avant le tout début du XIXe siècle. Les premiers textes sont apparus dans les années 1820 et 1830. Il s'agissait de lois de santé publique, dont le but était de lutter contre des fabricants et des revendeurs peu scrupuleux de médicaments abortifs qui, à l'époque, étaient souvent dangereux. Il n'existait alors aucune réglementation du médicament.
La morale ne s'est invitée dans le débat que dans les années 1850 et 1860. De nouvelles lois sont alors apparues, criminalisant les femmes qui tentaient d'avorter. Progressivement, les États-Unis sont devenus un patchwork de lois, chaque État ayant sa propre politique en matière de droit à l'avortement. Certains interdisaient l'avortement et poursuivaient les femmes et les médecins qui le pratiquaient. D'autres l'autorisaient jusqu'au moment où l'on sent les premiers coups de pied du bébé.
Il existait en outre une interdiction fédérale, le Comstock Act de 1873, dont le but était d'interdire la diffusion de matériel pornographique ou obscène par voie postale. La documentation sur l'avortement ou la contraception entrait dans la définition des contenus obscènes visés par cette loi.
Mais avant les premières lois sur l'avortement, cette pratique était pourtant socialement acceptée. Qu'est-ce qui a changé depuis ?
Il est vrai qu'au début du XVIIIe siècle, on considérait que les femmes pouvaient comprendre leur corps et mettre fin à une grossesse. Si un avortement était réalisé au cours du deuxième semestre de grossesse, le seul risque de poursuite pour les médecins était en cas de décès de la mère.
Un siècle plus tard, la situation a radicalement changé, sous l'influence des médecins de l'époque. Ces derniers se sont alors engagés dans une lutte pour l'hégémonie de la médecine face aux sages-femmes, aux homéopathes et, il faut bien le dire, tout un tas de charlatans. L'avortement et la santé reproductive en général sont vus comme un bon moyen de « professionnaliser » le métier de médecin. C'est d'ailleurs en 1895 qu'est née la National Medical Association.
La communauté médicale défendait aussi une certaine conception de la société empreinte de racisme et de misogynie, et considérait que des femmes blanches de classe moyenne qui s'exprimaient publiquement sur des sujets politiques avaient un problème d'ordre médical qui les détournait de leur rôle social. Certains prédisaient une chute du taux de fécondité causée par l'entrée des femmes dans la sphère politique. Lutter contre l'avortement, c'était lutter contre cette dérive. L'idée que les migrants d'origine non européenne puissent faire plus d'enfants que les White Anglo-Saxon Protestants (WASP) était aussi une préoccupation majeure de l'époque.
Quelles sont les sources qui vous permettent d'affirmer que de telles motivations animaient les médecins de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ?
Les médecins ont laissé beaucoup de traces écrites, à la fois dans les revues médicales et dans la presse nationale ou locale. Ils y utilisaient des termes tels que « le grand crime du siècle » pour décrire l'avortement.
Les arguments employés n'étaient pas d'ordre médical ou religieux : les auteurs de l'époque voyaient le droit à l'avortement comme une manifestation des mouvements comme les suffragettes ou les mouvements abolitionnistes (contre l'esclavage) au sein desquelles les femmes s'exprimaient en public.
En 1973, lorsque l'arrêt Roe versus Wade a été rendu, la communauté médicale américaine était pourtant majoritairement en faveur de l'avortement. Que s'est-il passé entretemps ?
Entre 1930 et 1940, de plus en plus de médecins se font entendre au sujet de l'impact des avortements clandestins sur la santé des femmes. Jusqu'en 1973, des réseaux d'avortements clandestins, comme le Jane Collective de Chicago, se sont mis en place. La communauté féministe avait acquis des compétences pour pratiquer les avortements elle-même mais les problèmes de santé restaient endémiques : certains hôpitaux avaient des services dédiés à la prise en charge des complications liées aux avortements clandestins.
La nouvelle génération de médecins s'est manifestée car les lois en vigueur ne leur permettaient pas d'exercer leur expertise en matière de contraception et d'avortement. En 1965, avec l'arrêt Griswold contre le Connecticut, la Cour suprême avait déjà statué que l'interdiction de la contraception violait le droit à la vie privée du couple. Si on lit les arguments des juges, il ne s'agissait pas d'établir un droit absolu à la contraception, comme cela est encore mal interprété aujourd'hui, mais de protéger la capacité des médecins à exercer. Roe versus Wade suit la même logique. Ces arrêts protègent avant tout le droit à la consultation médicale.
Pourquoi rien n'a été fait depuis 1973 par le camp démocrate pour sécuriser davantage le droit à l'avortement quand il en avait l'occasion ?
La raison réside dans la nature même de la vie politique américaine. Dès 1973, les mouvements anti-avortement se sont mobilisés. On a commencé par voir une alliance entre les catholiques, qui constituaient le noyau dur originel des opposants aux droits reproductifs, et les groupes évangélistes.
Dans le même temps, une sorte de symbiose s'est opérée entre ces mouvements chrétiens et le parti républicain, pas uniquement sur ce sujet d'ailleurs. La question de l'avortement, jusqu'ici bi-partisane (il y avait des anti- et pro-avortement dans les deux principaux partis américains), est alors devenue hautement partisane, puisque dans le même temps, le parti démocrate a embrassé la ligne politique des mouvements pro-avortement.
Les démocrates ont tenté d'introduire une législation fédérale pour renforcer le droit à l'avortement. Cela a toujours échoué, car les républicains ont toujours fait bloc, et ils ont toujours eu assez de sénateurs pour bloquer toute avancée en la matière.
Les États-Unis sont devenus une véritable théocratie, dans la mesure où même la Cour suprême est désormais sous l'influence des groupes fondamentalistes chrétiens. Il a été très perturbant de voir des groupes évangélistes s'inviter à la Cour suprême pour prier avec certains juges.
Les succès récents des partisans anti-avortement reflètent-ils l'opinion publique américaine en matière de droits sexuels et reproductifs ?
Tous les sondages récents montrent que la vaste majorité des Américains soutiennent le droit à l'avortement au cours du premier trimestre. Mais l'opinion publique a de moins en moins prise sur la manière dont les politiques de santé publique sont menées, en partie parce que le système électoral empêche un nombre croissant d'Américains de s'exprimer.
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