LE QUOTIDIEN : Qu'est-ce que la numérisation de l'anatomie pathologique ? Depuis quand cela existe-t-il ?
Pr CATHERINE GUETTIER : L'anatomie pathologique nécessite toujours un support physique à la lame de verre, qui comporte une section tissulaire, colorée ou immunomarquée. La pathologie numérique signifie que la totalité des lames de verre produites est numérisée à l'aide d'un scanner de lames et analysée non plus au microscope mais sur un écran d'ordinateur.
Tout a commencé il y a plus de 10 ans avec l'acquisition en 2007 d'un premier scanner de lames dédié à l'enseignement. Auparavant, il fallait préparer des boîtes de lames en plusieurs exemplaires pour les étudiants en troisième année, c'était compliqué. Les jeunes, habitués aux écrans, ont tout de suite adhéré et leur intérêt ne se dément pas avec les années.
La numérisation nous a permis d’introduire une pédagogie plus vivante, avec des dossiers anatomo-cliniques en ligne. Cela donne une autre image de l’anatomie pathologique que celle de collectionneurs de papillons avec des lames roses ou plus ou moins orangées ! Les rangées de microscopes ont été supprimées par la faculté des salles d'enseignement.
Le GHU Paris Saclay AP-HP, suivi du CHU de Rennes, sont à 100 % numérique. Quelles ont été les étapes marquantes ?
Aujourd'hui, les lames numériques sont utilisées pour le diagnostic de routine. Le service est converti, nous avons désormais cinq scanners de lames. Mais tout ne s'est pas fait d'un coup ! Après l'enseignement, la numérisation s'est étendue à la recherche académique. Les chercheurs se sont très vite rendu compte de l'intérêt pour quantifier et échanger entre collègues de différents hôpitaux, voire à l'international.
Puis un tournant s’est opéré à la faveur du regroupement des sites Paul-Brousse, Béclère et Bicêtre : l'examen télé-extemporané a signé en 2013 l’entrée du numérique dans le diagnostic hospitalier ! Afin d'optimiser le temps médical et technique, Bicêtre a produit l'ensemble des lames de Paul-Brousse dès 2008. Sauf les extemporanés traités sur site par un technicien et un médecin puis par un seul technicien à partir de 2013 : les lames sont lues par le médecin de garde à Bicêtre.
Les chirurgiens ont grincé des dents au départ mais, aujourd'hui, avec 250 à 300 télé-
extemporanés/an, ils en sont très contents. Les techniciens, un peu craintifs au début, ont su relever le défi. Cela a tellement bien fonctionné que lors du regroupement avec Béclère, le même schéma a été reproduit.
Comment êtes-vous passés à la pathologie numérique pour le diagnostic de routine en 2018 ?
À côté de l'examen télé-extemporané, l'autre volet du projet pilote soutenu par l’Agence régionale de santé (ARS) était le second avis en anatomie pathologique via une plateforme de télé-expertise. Baptisée SoSlide, elle fait aujourd'hui l’objet d’un partenariat entre Tribvn Healthcare, qui gère le système d’images, et l’AP-HP, qui assure l’hébergement des données de santé.
L’avis d’expert est fréquent en pathologie : traditionnellement, la demande se fait par courrier avec envoi des lames. Mais la réponse est rendue sous trois semaines en moyenne, sans parler du risque de perte et de casse, quand il ne faut compter qu'une semaine avec le numérique.
La télé-expertise en pathologie, c’est une histoire compliquée. Au départ en 2012, l’acte n’était pas rémunéré avant qu'il ne soit enfin reconnu par la CCAM. Enfin, le pas a été franchi vers le diagnostic de routine sur lames numériques grâce à un nouveau soutien de l’ARS en 2018. C'était dans la logique de notre démarche, nous étions acclimatés.
Comment la transition a-t-elle été accueillie au sein des équipes ?
Le passage au numérique est un big bang en anatomie pathologique. Il faut une vraie volonté, c'est un projet de service. Car avant de gagner du temps, on en a perdu et il nous a fallu essuyer les plâtres : tout un tas de problèmes pré-analytiques de colorants et de coupes, des pannes de scanner, de réseau… Le service a avalé la pathologie numérique à personnel constant. Cela ne s'est pas fait sans mal, mais au final, l’optimisation du temps médical nous a permis de faire face à une activité qui a crû et qui s’est complexifiée.
Le service a fait le choix de ne pas imposer les choses brutalement. L'activité numérique est en effet très différente : c’est du scrolling de lames avec la souris toute la journée. La transition a été progressive, d’environ deux ans. Les pathologistes avaient le choix de travailler sur des plateaux de lames de verre traditionnelles ou en numérique. Leur hantise est de se tromper de diagnostic ou de rater quelque chose. Cette méthode a permis à chacun de se calibrer aux lames numériques de façon personnalisée et de s’y accoutumer avec un filet de sécurité.
Le taux d’adoption du numérique est aujourd'hui excellent. Le numérique permet d'afficher en même temps les images macro- et microscopiques, d'avoir une vision globale des prélèvements, de mesurer les distances sur lames, de quantifier des éléments très simplement et de comparer les différentes sections entre elles ou avec des prélèvements antérieurs, mais aussi de demander rapidement un avis à un collègue sans bouger de son bureau. C'est aussi plus confortable et moins fatigant visuellement.
La France est-elle en retard dans le saut vers le numérique en anatomie pathologique ?
Au début, on a été en avance, ici à Bicêtre puis à Rennes. Avant nous, l'examen téléextemporané n'existait qu'en Scandinavie et au Québec. Mais le phénomène marque le pas. Beaucoup d'universités sont passées au numérique pour l'enseignement, mais la plupart des services restent aux lames de verre pour le diagnostic de routine. On a fait visiter à beaucoup de personnes notre installation, mais ce n'est que progressivement que les achats de scanners se décident. Nantes, Poitiers, Bordeaux commencent tout juste à s'y mettre. L'AP-HP a un projet de pathologie numérique mais cela coûte 20 millions d'euros ! Le saut ne se fait souvent qu'à la faveur d'une restructuration de services.
Les États-Unis ne sont pas beaucoup plus avancés que nous, la Food and Drug Administration (FDA) avait mis un frein énorme en 2013, selon elle, le diagnostic en numérique comportait des risques. C'est au terme d'un processus long et compliqué que Philips a réussi à valider l’ensemble de son système en 2017, ouvrant ainsi la porte aux autres
industriels.
L'intelligence artificielle (IA) ouvre de nouvelles perspectives. Où en est-on ?
On voit poindre l'aide au diagnostic avec l'IA. Les algorithmes permettraient d'éviter des tâches fastidieuses de screening, qui peuvent être source d’erreur par lassitude, par exemple pour les biopsies de la prostate.
Les algorithmes d'IA n'ont pas encore percé en routine mais le service a lancé très tôt des travaux pour susciter l’intérêt des médecins. L'aventure a débuté avec la neuropathie à petites fibres, dont le diagnostic demande 1 h 30 par patient, c’est très fastidieux. L'algorithme diagnostique construit avec la société Quantmetry est suffisamment convaincant pour pouvoir bénéficier d'un soutien de la BPI dans le cadre du Health Data Hub.
Un autre travail est en bonne voie en collaboration avec la société française Primaa et l'hôpital Saint-Louis : l’objectif est d’automatiser le screening des biopsies du sein et de grader les foyers de cancer. Mais on peut citer aussi notre partenariat avec la société suédoise ContextVision pour tester leur algorithme de screening des biopsies de prostate ou encore celui plus académique avec Centrale Sup-
élec, sur la caractérisation pronostique du carcinome hépatocellulaire.
Quelles sont les limites à l'utilisation de l'IA en anatomie pathologique ? Quelles perspectives pour le futur ?
Les lames numériques sont un changement de paradigme total. Avant, l’anatomie pathologique était dans le monde des ressources biologiques, là elle entre de plain-pied
dans les datas.
Le directeur de l'AP-HP Martin Hirsch a ouvert la porte aux lames numériques dans l'entrepôt de données en santé aux côtés des données de la clinique et de l'imagerie. Il nous faut d'abord apporter la preuve de concept : un projet est en cours sur l’évaluation des dysplasies dans les biopsies de polype colique avec Tribvn Healthcare. Les hôpitaux Saint-Antoine et Bicêtre y participent. L'introduction des lames dans l’entrepôt des données de santé nous ouvrirait l'accès aux datas scientists pour travailler les algorithmes.
Il faut convaincre car les lames numériques pèsent très lourd en termes de datas, davantage qu'un scanner corps entier. Le stockage est un réel problème. Avec 1 100 lames par jour à Bicêtre et 2 Go par lame, il est impossible de conserver la totalité des lames numérisées.
C'est pourquoi un système de tag a été mis en place pour ne conserver que les lames d'intérêt, les autres étant automatiquement éliminées. Mais c’est exponentiel, il faut réfléchir à de nouvelles méthodes d’archivage.
Pour l’instant, nous travaillons sur des projets d’IA d'aide au diagnostic. L'autre dimension de l'IA, comme en radiologie, c'est d'aller au-delà ce que peut voir l'œil humain, c'est-à-dire par exemple de prédire la survie des patients à partir de l'analyse par deep learning des lames numériques de leur tumeur, comme l'a montré la société Owkin pour les mésothéliomes et les carcinomes hépatocellulaires.
L'une des craintes est que la machine remplace l'homme. On en est très loin, on en est encore à écrire les algorithmes ! Et difficile d'imaginer pour l’instant comment la machine pourrait remplacer l'œil et le cerveau humains pour les pathologies intriquées.
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