A la quatrième semaine du confinement, le désastre économique se confirme, aux conséquences délétères majeures sur la santé, directement (baisse de l’activité physique, obésité, isolement moral, drames sociaux, syndromes de glissement...) et indirectement, en raison de la baisse mécanique des ressources disponibles pour tous les secteurs sanitaires et médico-sociaux. Les 110 milliards de coûts déjà annoncés pour les finances publiques [1], auxquels s’ajoutent 30 milliards d’emprunt supplémentaire pour la Sécurité Sociale en raison de la baisse des cotisations [2], signifient des dizaines de milliards en moins pour le budget de la santé sur les années à venir, c’est-à-dire une altération de l’espérance de vie, avec un nombre de morts prématurées qui excédera largement le nombre de décès liés au COVID-19. Celui-ci restera sans doute inférieur à celui des 40 000 décès dus à la grippe de Hong-Kong en 1968-1969 (même nombre alors en Allemagne), en pleines « Glorieuses », époque heureuse de liberté où un tel confinement, surtout en mai, était inimaginable.
Il eut fallu un courage politique remarquable pour résister aux sirènes du confinement généralisé, et suivre la voie de pays qui ont su appliquer des mesures différenciées, étayées sur une réflexion scientifique dynamique, sans être obnubilés par le goulot d’étranglement pour les soins spécialisés que constitue le nombre de respirateurs artificiels.
En France, les experts et décideurs politiques n’ont pas pu s’affranchir de cette obnubilation, et pire encore, n’ont pas su mettre en œuvre une stratégie cohérente. Les autorités politiques et sanitaires ont toujours été en retard d’une bataille — pour reprendre leur métaphore guerrière et infantilisante —, qu’il s’agisse de l’approvisionnement en masques et tests de dépistage, de la production de respirateurs, du confinement des personnes vulnérables, de l’isolement des sujets contacts, de l’appui sur les médecins généralistes, des mesures thérapeutiques à recommander, des essais à conduire, etc.
Pourtant, dès la fin janvier l’expérience de la Chine et de l’Asie du Sud-Est avait rendu disponibles tous les éléments nécessaires à des décisions fondées. Il était clair que n’étaient menacées que les personnes présentant certains facteurs de risque à impact respiratoire ou immunitaire, ce qui est souvent le cas chez les personnes âgées ou obèses, mais celles-ci pouvaient être protégées par des mesures strictes de confinement ciblé et des gestes–barrières, dont le port de masques pour leurs aidants et soignants.
Deux stratégies étaient possibles : Isoler les cas détectés et leurs contacts, grâce à un dépistage exhaustif mais ciblé sur ceux-ci, de façon à éliminer le virus sur le territoire (stratégie retenue en Corée du Sud et à Singapour avec traçage liberticide des portables) ; isoler strictement les personnes vulnérables, avec les mesures appropriées pour leurs aidants et soignants, et développement d’une immunité de groupe, lorsqu’un pourcentage suffisant de la population est atteint (estimé souvent à 50%).
Pour une pandémie de type coronavirus, la stratégie (II), bien que difficile à mettre en œuvre, car nécessitant une logistique lourde pour soutenir matériellement et affectivement les personnes isolées, est plus sûre sur le long terme. En effet, la stratégie (I) induit un fort risque de rebond à l’ouverture des frontières, comme le redoute actuellement les pays qui l’ont appliquée.
Le confinement généralisé, ainsi que la région de Wuhan en Chine l’a pratiqué, et comme la France l’appliquera jusqu’au 11 mai en principe, associe aux limites de la stratégie (I) — en raison des risques de rebond à la levée du confinement, les « experts » annoncent un retour à la normale pour l’automne dans notre pays ! — un désastre économique, surtout lorsqu’il s’agit de l’ensemble d’un pays de la taille de la France. Il fallait à tout prix l’éviter dès lors que l’on savait que les sujets de moins de quarante-cinq ans, hors facteurs de risque tel l’obésité, ne développaient pas de forme sévère, même s’il y a toujours des singularités dramatiques, comme pour la grippe.[3] Il était possible d’en appeler à la responsabilité des médias pour ne pas mettre en exergue ces cas tragiques mais exceptionnels (comme les chiffres le confirmeront à la fin de l’épidémie), et ne pas les laisser terroriser la population.
Ligne Maginot
Nos décideurs n’ont su choisir ni la stratégie (II), difficile à assumer politiquement, ni même la stratégie (I). Les « experts » se sont engoncés dans leurs certitudes franco-françaises issues des pandémies passées, incapables de s’adapter à l’épidémie nouvelle, et dans le déni du désastre économique que les mesures qu’il ont fini par recommander allaient entraîner ; les responsables politiques ont manqué d’intuition, et surtout d’audace, pour s’en affranchir, malgré leurs doutes. La technostructure que porte la haute administration en France, fixée sur ses lignes Maginot, a été tout bonnement incapable de faire preuve des ressources nouvelles qu’exigeait la situation. L’écart est saisissant avec l’Allemagne, qui a choisi la stratégie (I), mais l’a mise en œuvre de façon cohérente dès la fin janvier, d’où cinq fois moins de décès.
Incapable de protéger efficacement et avec humanité les EHPAD ou les soignants, de rassurer la grande majorité de la population qui ne risque rien, de prendre les simples mesures de bon sens qui s’imposaient (par exemple, masques, fût-ce de fortune, dans les espaces clos), la technostructure sanitaire, quel que soit le dévouement souvent remarquable des personnels sous ses ordres, a fait ce qu’elle fait en temps ordinaire : hospitalo-centrisme, injonctions uniformes à l’ensemble des structures sanitaires et médico-sociales, messages aussi autoritaires qu’abscons adressés aux « médecins de ville », montage de sites web de soutien hors sol, exigences kafkaïennes de remontée d’« indicateurs », recommandations hors de la réalité concrète des souffrances des patients…
L'emprise des agences administratives
On annonce des commissions d’enquête à la fin de l’épidémie, et tel ou tel ministre servira peut-être de fusible, quelques mesurettes seront prises, mais il est probable que les causes profondes se maintiendront. En fait, depuis trente ans, le secteur de la santé subit une maladie pire que toute infection virale, à savoir la « peste grise » que constitue l’emprise d’agences administratives chaque jour un peu plus totalitaires dans leur modes de fonctionnement, accompagnées de tout un cortège d’organismes d’évaluation prétendument indépendants.
Considérons l’exemple de la « Haute » Autorité de Santé (HAS), censée émettre des recommandations de bonne pratique pour l’ensemble des personnels et établissements de santé. A quoi a-t-elle servi depuis décembre et les premières alertes sur le COVID-19 ? Quelle stratégie de prévention a-t-elle validée ? Quelles recommandations pour le dépistage ou les soins a–t-elle proposées ? Quel débat scientifique a-t-elle tranché ?
Hélas, une visite aujourd’hui du site de l’HAS (https://www.has-sante.fr) est édifiante. La page d’accueil est toujours organisée autour des maîtres-mots du jargon technocratique en vogue : « évaluation » « accréditation », « indicateurs », « certification », etc. On retrouve bien dans une rubrique « Actualités » un dossier sur le COVID-19, mais il ne s’agit guère que de fiches énonçant des truismes du type « être attentif à la vulnérabilité » dans tel ou tel type de pathologie chronique. Aucune vision d’ensemble de l’épidémie n’est proposée, aucune stratégie de prévention n’est analysée, aucun problème concret urgent n’est traité, qu’il s’agisse du dépistage des sujets contacts, du port des masques dans telle ou telle situation, des essais de médicaments, des mises en garde contre les pratiques dangereuses de type auto-médications ou inhalations… Bien entendu, aucun soignant ne perd son temps à lire ces fiches établies à grand renfort de méthodologies coûteuses. Mais soyons tranquille, on nous le garantit, la « continuité essentielle des missions » est assurée et les « commissions réglementées » fonctionnent !
En fait, il n’y avait rien à attendre de l’HAS en période de crise. Sa doctrine repose sur la « médecine fondée sur les données éprouvées » (evidence-based medicine), qui ne reconnaît que les études randomisées contrôlées comme preuves sérieuses, ce qui nécessite des années d’études sur de larges populations. Certes, ce n’est pas l’evidence–based medicine en elle-même qui est nuisible — ses fondateurs souhaitaient remettre en cause tout argument d’autorité —, mais la façon dont des « autorités » s’en emparent pour régir tous les aspects des soins sous couvert d’une telle caution pseudo-scientifique, par exemple pour imposer des fermetures d’unités de soins aux effets sanitaires et sociaux désastreux.
Un flux continu d'injonctions sur les soignants
Au-delà du cas d’école que constitue l’HAS, les agences administratives de la santé sont depuis vingt ans un incubateur permanent de cette peste grise qui ronge la substance vitale de la médecine, détruisant la liberté essentielle à son exercice auprès de personnes toujours éminemment singulières, comme Hippocrate y insistait déjà [4]. Tous les soignants ressentent quotidiennement ses effets néfastes, étant soumis à un flux continu d’injonctions sur la qualité des soins émises par des cadres administratifs ignorant tout de la réalité des malades, et sommés de consacrer un temps littéralement « fou » à des procédures ubuesques et chronophages, au coût faramineux, allant de l’accréditation des établissements au développement professionnel continu (aujourd’hui une belle usine à gaz aux programmes de « rééducation » puérils que les praticiens font semblant de suivre pour qu’on leur fiche la paix).
Le paradigme de l’evidence-based à la sauce HAS a montré une efficacité lamentable depuis vingt ans : la crise du COVID-19 ne fait que confirmer l’evidence de ses faiblesses, et selon leurs propres critères d’évaluation, toutes ces agences devraient mettre en œuvre leur autolyse. Mais le mal est profond, et il y a fort à parier qu’au final cette crise servira de prétexte pout renforcer encore leur pouvoir. A vrai dire, le même mal ravage l’Université et la recherche, placées désormais sous la coupe du New Public Management à la française. En fait, tous les secteurs de la société sont atteints par ce totalitarisme mou et visqueux, aussi insupportable aux esprits libres que toxique pour une vie digne d’être vécue.
Un fléau plus mortifère que la pandémie
Le premier responsable de la gestion désastreuse de l’épidémie actuelle en France est la technostructure portée par les « élites » énarcoïdes, mais le pouvoir de nuisance de celle-ci reflète une société où personne ne contrôle la peste grise. Tout décideur aujourd’hui est lui-même soumis aux effets de sa puissance, même les plus hauts responsables politiques le sont. Comment se délivrera t-on de ce fléau d’un nouveau genre, bien plus mortifère que toute pandémie virale ? Malheureusement, aucun confinement ne sera ici efficace, et seule une immunité collective, c’est-à-dire un esprit de résistance assumant un idéal renouvelé de liberté et de solidarité, pourra nous en délivrer.
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[1] Ouest-France/Reuters, 14 avril 2020.
[2] Le Figaro-Economie, 25 mars 2020.
[3] Au 10 avril, il n’y a eu 1 décès en France chez les moins de 20 ans (pour lequel il a été rapporté des inhalations), 6 décès entre 20 et 30 ans, 35 entre 30 et 40 ans, 99 entre 40 et 50 ans (données Insee). Surpoids ou obésité serait présente dans 80% des cas sévères chez les moins de 50 ans.
[4] Hippocrate. L’Ancienne médecine (trad. J. Jouanna). Paris : Les Belles Lettres, 1990.
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