Les propos de Ghislaine Alajouanine que vous interviewez dans le Quotidien du médecin du 29 mai sont consternants. Quel est le « pas de géant » dont parle « la présidente de l’Académie francophone de télémédecine et e-santé et du Haut conseil français de la télésanté » (excusez du peu), celui que la crise a permis en 100 jours, alors qu’on y parvenait si mal en dix ans ? La télémédecine. Faut-il se réjouir du succès de la télémédecine ? Certainement pas.
La télémédecine n’est que du pis-aller. Voir son patient derrière un écran quel qu’il soit, ou même simplement au téléphone, n’est pas de la bonne médecine. Faire du télésoin, n’est pas du bon soin. C’est mieux que rien, c’est tout, mais c’est calamiteux, c’est une distanciation sociale dont on ne peut se satisfaire. La télémédecine est de la sous médecine parce qu’elle n’a pas accès au corps du patient, elle a tout au plus à faire aux data de celui-ci, à sa numérisation. Les data du corps ne sont pas le corps, le corps numérique n’est pas le corps dans son entier, dans sa présence, parfois dans sa gêne, surtout dans son expression.
Ce n’est pas la même chose d’écouter une douleur, une plainte, de l’examiner, de la circonscrire que de répéter comme une machine : « et sur une échelle de zéro à dix, votre douleur, vous la situez où ? » Et je ne parle pas non plus de la téléconsultation en psychiatrie où l’écran, comme s’il n’y en avait pas tant déjà, joue à plein son rôle d’écran.
Tans pis pour les déserts médicaux !
Considérer, en outre, que la télémédecine est intéressante en particulier dans les déserts médicaux où vivent huit millions de personnes, c’est continuer à abandonner gaiement cette population avec la poste, les commerces de proximité, les écoles et les artisans. Ils n’habitent pas la ville ? Tant pis pour eux.
Et je ne parle pas, bien entendu, de tous ceux qui ont bien compris qu’il y avait de l’argent à se faire et beaucoup, dans toutes ces téléconsultations.
Le confinement a fait sentir aux gens ce qu’était la distanciation sociale, la vraie, et comment on pouvait en crever, dans les EHPAD mais ailleurs aussi. Car toutes ces personnes, ce qu’elles voulaient avant tout, c’était voir l’autre en chair et en os, les enfants, les petits-enfants, les amis, et les serrer dans leurs bras, chair contre chair, peau contre peau…
Eh bien, comme les émigrés de Coblence, certains n’ont rien compris, rien entendu, rien appris. Qu’on aille demander aux enseignants, aux institutrices, ce qu’ils pensent de la télé-école ! Du mal, bien du mal. L’une de mes patientes me racontant comment elle se battait pour tenter de « garder » certains de ses élèves, s’est entendue répondre par une mère de famille : « quand donc allez-vous cesser de nous importuner ? »
Bien sûr, protester contre la télé-médecine doit passer pour le sommet de la ringardise : il faut être contemporain que diable ! La médecine 6P (prédictive, préventive, participative, personnalisée, plurielle et de proximité (numérique) est l’avenir de l’homme, voyons ! Ah bon, les médecins d’avant ne l’exerçaient-ils pas déjà cette médecine-là ? Oui peut-être, mais rappelez-vous que le métier de médecin change : « demain ce n’est plus le patient qui va appeler son praticien mais l’inverse, grâce au télésuivi »
Deux fantasmes
Demain donc, non seulement les malades ne verront plus leur médecin autrement que derrière leur écran mais on les déresponsabilisera complètement. Ils n’auront plus qu’à dire à leur médecin qui les harcèle, ce que la mère de famille disait plus haut à ma patiente : « foutez-nous la paix, on ne vous a rien demandé », et ils auront raison. Dépossédés de leur corps, dépossédons-les également de leur subjectivité. Déportons gaiement la demande du côté du médecin, puisque le patient n’est plus qu’un ensemble de données. Juste avant de toutes les télécharger dans un disque dur, il sera plus facile de s’en occuper, le patient n’aura plus rien à dire, nous nous occuperons de tout.
Il faut bien percevoir que derrière ce soi-disant « progrès », cette apologie générale de la télémédecine, il y a deux fantasmes solidement entrelacés. Le premier, c’est le triomphe de l’élision du corps, grâce au numérique. C’est-à-dire rien d’autre que la phobie du corps, de la chair, de la souffrance charnelle, de ses interrogations sexuelles et de son éventuelle mortelle décomposition. La distanciation sociale enchâssée dans l’idéal anorexique contemporain : être un pur esprit. Ça n’est pas nouveau, c’était déjà le fantasme de l’Antiquité Tardive.
Le second est relatif à l’IA, car contrairement à ce que pourrait laisser penser mon propos je ne suis pas un adversaire de l’IA (Intelligence Artificielle). En revanche, je protesterai de toutes mes forces contre ce fantasme qui assimile l’intelligence humaine et l’homme en général, à l’IA, le pensant juste bon à exécuter des tâches où il ne s’agit que d’appliquer des règles de procédure. L’affaire est en marche et à pas de géant : il n’y a qu’à examiner tous ces nouveaux métiers, ces « bullshit jobs » où l’homme est réduit à des tâches machinales et « machiniques » avant qu’il ne soit évincé au profit de machines plus « performantes » que lui, ou encore à écouter ces petits malins qui voudraient nous apprendre à « gérer » nos émotions !
Si le médecin veut juste se considérer comme une machine à traiter des données, la machine (la Matrice ?) finira inéluctablement par le remplacer. Le fantasme de La Mettrie et de son « homme-machine » a de beaux jours devant lui !
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