L’anesthésie agresse-t-elle le cerveau ?

Une question toujours très débattue

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Publié le 28/11/2016
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« La perte de conscience sous anesthésie est un processus complexe, précise d'emblée le Dr Lionel Velly (CHU la Timone, Marseille). Néanmoins les anesthésiques agissent tous au niveau central sur les récepteurs neuronaux notamment les récepteurs GABA-A couplés aux canaux chlorés et les récepteurs NMDA couplés aux canaux calciques. Cette fixation vient moduler l'excitabilité neuronale et la transmission synaptique. Or on sait aujourd'hui que les neurotransmetteurs exercent un rôle crucial dans la maturation, l'organisation et la plastie cérébrale tout au long de la vie. D'autres molécules actives sur ces mêmes récepteurs comme l'alcool exercent une neurotoxicité cérébrale bien documentée en particulier sur le fœtus ». Quid des anesthésiques ? L'anesthésie affecte-t-elle le cerveau, en particulier lors de sa maturation dans la période néonatale et la petite enfance ? Malgré de nombreux travaux, la question reste très débattue.

Neurotoxicité chez l'animal

« De nombreuses études sur modèle animal ont mis en évidence l'impact délétère des anesthésiques chez les plus jeunes et à l'autre bout du spectre chez les sujets très âgés ». Dès 1999 une étude montre qu'exposer au 7e jour de vie des rats à un puissant agoniste NMDA induit une apoptose cérébrale sévère avec un effet dose et durée dépendants chez des ratons de 3 à 14 jours de vie. Les études sur des primates (macaques) ont par la suite confirmé l'impact des anesthésiques chez ces proches cousins de l'homme. Les anesthésiques ciblant les récepteurs NMDA type kétamine comme ceux ciblant les récepteurs GABBA-A tels les halogénés, sont neurotoxiques au cours de la première année de vie.

« D'après ces travaux, par analogie, la neurotoxicité concerne donc essentiellement chez l'humain les très jeunes enfants dans une fenêtre allant de la 20e semaine de gestation à quelques semaines de vie. Soit les nouveau-nés et les prématurés. Mais passées 1 à 2 années de vie, la toxicité semble très limitée, avant de réapparaître dans le très grand âge », résume le Dr Velly.

Des données plutôt rassurantes en clinique humaine

Pour examiner le retentissement neurologique à long terme de l'exposition à des anesthésiques, plusieurs études rétrospectives de cohortes ont été menées.

Les premières n'ont pas mis en évidence d'impact significatif. Mais deux études cas témoin basées sur de plus larges cohortes d'enfants ont relancé le débat. L'étude de Wilder sur près de 600 enfants suggère un lien entre anesthésie et troubles cognitifs et de l'apprentissage au-delà d'une anesthésie (1). Une seconde étude cas témoin menée par DiMaggio suggère elle aussi un risque de trouble du comportement (2). À nouveau le surrisque est quasi-nul après une seule anesthésie, mais il est triplé après deux interventions et multiplié par 4 après trois interventions ou plus.

Toutefois les études menées sur les jumeaux homozygotes, pour s'abstraire de l'impact du génome et de l'environnement, sont négatives (3). Et la première étude prospective, GAS, va dans le même sens (4). Dans cette étude multicentrique plus de 600 enfants âgés de moins de 60 semaines de vie ont été randomisés pour subir une herniorraphie sous anesthésie générale versus anesthésie locorégionale. Or à l'âge de 2 ans il n'y a pas de différence entre les deux groupes.

« Une seule anesthésie n'exerce probablement pas d'impact significatif dans le développement cérébral de l'enfant, résume le Dr Velly. Reste la question de l'impact de sédations longues chez les prématurés en néonatalogie, ajoute-t-il. Quelques études se sont penchées sur la question, NOPAIN en 2004 et EPIPAGE en 2008, mais leurs méthodologies ne sont pas assez robustes. La question reste donc largement ouverte », selon le Dr Velly.

Dose minimale efficace

Même si les anesthésiques sont clairement neurotoxiques sur modèle animal, en clinique le tableau est complexe. « On ne connaît pas les effets propres de la douleur, du stress, de la réaction inflammatoire liés à la chirurgie sur le cerveau. Difficile donc de déterminer le rôle causal de l'anesthésie en dehors des études prospectives. Toutefois devant ce signal, on est très attentif à viser les doses minimales efficaces en néonatalogie », explique le Dr Velly.

Mais de nouveaux anesthésiques peu ou pas neurotoxiques comme le xénon et la dexmédetomidine et/ou des agents neuroprotecteurs pourraient venir changer la donne à l'avenir.

D’après un entretien avec  le Dr Lionel Velly (CHU la Timone, Marseille)
(1) Wilder RT et al. Anesthesiology 2009;110:796-804
(2) DiMaggio C et al. J Neurosurg Anesthesiol 2009;21:286-91
(3) Bartels M et al. Twin Res Hum Genet 2009;12(3):246-53
(4) Davidson AJ et al. Lancet 2016;387:239-50

Pascale Solère

Source : Bilan Spécialiste