Pathologies variables selon l’âge, rythme de développement propre à chaque enfant, normes évolutives selon l’époque, etc. Encore plus qu’en médecine adulte, la normalité est parfois difficile à définir en pédiatrie. Et, face à certains tableaux cliniques, la distinction entre simple immaturité, trouble fonctionnel ou réelle pathologie peut se révéler complexe. Quand s’inquiéter, quelle valeur accorder à tel ou tel symptôme, à quelles normes se fier ? Autant de questions abordées dans ce dossier spécial du « Généraliste ».
«Est-ce normal Docteur ? » Encore plus qu’en médecine adulte, la question de la normalité se pose volontiers en pédiatrie. À la fois parce que les parents s’en préoccupent de plus en plus mais aussi parce que, pour le médecin, la frontière entre le normal et l’anormal peut se révéler ténue chez l’enfant.
L’enfant, un être en développement
« Par rapport à l’adulte, l’enfant a la particularité d’être un être en développement. À partir de là, les limites entre le normal et le pathologique deviennent floues », analyse le Dr Jérôme Valleteau de Moulliac, pédiatre à Paris. Chez l’enfant, la normalité se définit, en effet, en fonction de l’âge et un symptôme qui peut être banal dans les premières années de vie peut s’avérer pathologique chez le plus grand ou inversement. « Par exemple, dans le domaine des peurs de l’enfant, la crainte d’un visage ou d’une situation inconnue chez un enfant de 2 ans n’a rien d’anormal mais devient pathologique chez un plus grand », illustre le Dr Valleteau de Moulliac. Même constat pour des infections ORL à répétition, classiques chez le jeune enfant mais plus préoccupantes ensuite.
Certains tableaux cliniques peuvent même être spécifiques d’une tranche d’âge donnée comme la diarrhée dite « de 18 mois ». Caractérisée par l’émission de selles nauséabondes avec débris alimentaires, sans altération de l’état général de l’enfant, cette diarrhée, souvent concomitante de déséquilibres alimentaires, s’observe essentiellement entre 1 et 3 ans.
Ainsi, « plus qu’une spécialité d’organe, la pédiatrie est une spécialité de tranches d’âge », résume le Dr Valleteau de Moulliac.
Chacun son rythme !
Mais, même à un âge donné, la normalité reste difficile à définir chez l’enfant, du fait d’une variabilité inter-individus, avec un rythme propre à chacun. « Non seulement l’enfant est en perpétuel développement mais ce développement n’est pas identique d’un enfant à un autre, souligne le Dr Valleteau de Moulliac. Par exemple, l’acquisition de la marche se fait officiellement avant 18 mois « mais il y a des enfants qui ont un retard moteur simple et qui ne marcheront que plus tard sans que cela porte à conséquence ».
Pour compliquer encore les choses, le développement de l’enfant varie aussi en fonction de son époque, influencé par le contexte économique, social ou encore environnemental du moment. Pour la puberté, plusieurs études ont montré que depuis plus de 150 ans, l’âge des premières règles s’est régulièrement abaissé passant de 17 ans vers 1830 à 12 ans et 8 mois actuellement. Et ce qui pouvait être considéré comme une puberté précoce au XIXe siècle apparaît désormais comme la règle.
De la norme à l’anormalité
Ainsi, ce qui est normal à une époque donnée peut devenir anormal ultérieurement et réciproquement. Or les normes ne sont pas forcément remises à jour. Pour les courbes de croissance, par exemple, on utilise encore en France les fameuses courbes de Sempé qui datent de 1979 et ont été bâties sur le suivi d’enfants nés dans les années 1950. « Elles sont donc obsolètes, dans la mesure où les enfants de maintenant sont plus grands que ceux d’il y a 50 ans », explique le Dr Gérard Bréart médecin épidémiologiste à l’Inserm. Globalement, cela impacte peu le repérage d’anomalies, davantage basé sur la détection d’une éventuelle cassure des courbes que sur une valeur de poids ou de taille à un instant T.
Cependant, à l’échelon collectif, l’utilisation de ces courbes n’est pas totalement anodine. « Nous avions fait un calcul montrant que si nous utilisions des courbes plus récentes comme celle de l’OMS, sur une génération, ce seraient environ 8 000 enfants supplémentaires qui seraient référés pour un déficit en hormone de croissance. » Soit, en d’autres termes, 8 000 enfants considérés actuellement comme normaux qui deviendraient potentiellement malades.
Même à jour, les normes ne permettent pas toujours de trancher avec certitude. Au-dessus ou au-dessous d’un certain seuil, « on définit l’anormal, mais c’est une définition statistique et ça ne veut pas dire forcément qu’il y a pathologie », souligne le Dr Breart. En témoignent les déficits en fer dont on ne sait pas encore très bien quelle signification leur attribuer.
Le piège des troubles fonctionnels
Autre difficulté fréquente en pédiatrie, la distinction entre symptômes et maladie.
Chez l’enfant, les pathologies organiques sont moins fréquentes que chez l’adulte tandis que les troubles fonctionnels – notamment digestifs – sont légion. Reflux gastro-œsophagien, douleurs abdominales, etc., pour le Dr Valleteau de Moulliac, « ces troubles ne sont pas pathologiques dans la mesure où ce ne sont pas des maladies organiques. Pour autant, ils témoignent souvent d’une réelle souffrance (stress, pression scolaire, contexte familial difficile, etc.) et il faut s’en occuper, non pas pour poser un diagnostic, mais pour tenter d’en trouver la cause et de la juguler ». Sous peine sinon de laisser l’enfant et les parents s’installer dans l’idée d’une pathologie réelle et dans un cercle vicieux.
Des douleurs auto-entretenues
[[asset:image:11131 {"mode":"small","align":"left","field_asset_image_copyright":["BURGER\/PHANIE"],"field_asset_image_description":[]}]]
Il en est ainsi de certaines douleurs abdominales de l’enfant d’âge scolaire. Débutant souvent à l’occasion d’un épisode infectieux avec une probable hyperstimulation des récepteurs nociceptifs, ces douleurs vont ensuite être auto-entretenues (alors que l’intestin est normal) par l’inquiétude qu’elles génèrent, l’attention qu’elles suscitent, etc. « Une étude a montré que si les parents comprennent cela leur enfant a bien plus de chances de guérir (OR 54 ) que s’ils restent persuadés qu’il y a une maladie derrière », rapporte le Pr Mouterde. D’autres travaux suggèrent qu’une fois adulte ces enfants auront davantage recours aux urgences sans motif réel s’ils ont été choyés pour ces douleurs.
La volonté de mettre un nom sur tout symptôme fonctionnel peut aussi laisser des traces à long terme. Par exemple, « lorsque l’on parle de colique du nourrisson à des parents, beaucoup vont rester dans l’idée que leur enfant à une pathologie du côlon ».
La croissance comme juge de paix
Pas facile pour autant pour un médecin de lâcher du lest et de ne pas chercher à étiqueter à tout prix ces symptômes. Car, pour tout le monde, « la hantise est de passer à côté de quelque chose », reconnaît le Dr Valleteau de Moulliac.
[[asset:image:11136 {"mode":"small","align":"right","field_asset_image_copyright":["GARO\/PHANIE"],"field_asset_image_description":[]}]]
Pour circonscrire les choses, les pédiatres ont quelques règles d’or. En dehors de l’urgence, « on ne peut pas être simpliste mais pour distinguer l’enfant normal de l’enfant pathologique notre premier juge de paix, c’est la croissance, indique le Pr Olivier Mouterde. Dès qu’il y a quelque chose de pathologique, l’enfant arrête de grossir immédiatement puis de grandir ». D’où l’intérêt de noter régulièrement le poids, la taille et l’IMC. Or, « malheureusement, les carnets de santé sont souvent désertiques ». Le sourire est aussi un bon indice même s’il peut être pris à défaut dans certains cas comme chez l’enfant anorexique « qui reste souriant tout en étant complètement dénutri ! ».
Pour les douleurs abdominales de l’enfant l’acronyme AIE (amaigrissement, insomnie, excentrée) peut aider. Globalement, si la douleur est ombilicale, qu’elle ne réveille pas l’enfant la nuit et qu’elle n’a pas d’impact sur le poids, on peut être rassuré. À l’inverse, si l’un des trois critères est vérifié, cela doit faire suspecter une cause organique.
ABC, le B.A.BA des urgences
Dans le domaine de l’urgence, « ce sont les trois points ABC (aspect, breath, circulation) qui permettent de juger de la limite entre l’anormal et le normal », explique le Pr Antoine Bourrillon (hôpital Robert-Debré, Paris). Concernant l’aspect un enfant bien éveillé, ayant un bon contact, avec un cri vigoureux et facilement consolable lorsqu’il pleure est plutôt rassurant.
[[asset:image:11141 {"mode":"small","align":"left","field_asset_image_copyright":["VOISIN\/PHANIE"],"field_asset_image_description":[]}]]
À l’inverse un enfant geignard inconsolable ou hyper-irritable, une coloration pâle ou bleuté, l’absence de tonus ou au contraire une hypertonicité sont péjoratifs. Sur le plan respiratoire une respiration rapide ou bruyante doit donner l’alerte. Enfin, en terme de circulation, une fréquence cardiaque élevée (même si la TA est normale), un enfant marbré alors qu'il n'est pas fébrile ou encore un temps de recoloration allongé doivent donner l'alerte.
L’entourage familial et sa capacité à appréhender la situation entrent aussi en ligne de compte de même que le terrain. « Chez un tout-petit de moins de 3 mois ou chez les enfants porteurs de cardiopathies ou de maladies pulmonaires, tout signe même s’il peut sembler banal peut avoir une valeur d’anormalité ».
Tenir compte du ressenti des parents
Un autre point majeur à prendre en compte est le ressenti des parents. Une thèse de médecine générale réalisée à Bayonne a ainsi montré que, pour des enfants consultant pour une urgence vraie, la quasi-totalité des parents avaient bien évalué la situation et pris la mesure du problème. « Quand la maman vous dit que son enfant n’est pas comme d’habitude, il faut y accorder de l’importance », conclut le Pr Bourrillon.