Pr Bruno Crestani (CHU Bichat, Paris) : « On s’est aperçu que l’on pouvait maintenir certains patients atteints de Covid-19 avec une oxygénation haut débit non invasive »

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Publié le 20/04/2020

À l'hôpital Bichat, les lits de réanimation ont été triplés, 50 % des lits d'hospitalisation sont dédiés au Covid-19, et les actes non urgents ont été décalés, ce qui pose la question de l'après. Au niveau de la prise en charge, le protocole évolue avec les connaissances et repose sur une corticothérapie avec immunomodulation, une prévention thromboembolique et une oxygénation haut débit non invasive. Explications du Pr Bruno Crestani, responsable du centre de référence des maladies pulmonaires rares et du centre expert asthme sévère à l’hôpital Bichat et directeur médical de crise du Groupe Hospitalier APHP−Nord Université de Paris.

Crédit photo : DR

Fin janvier, l’hôpital Bichat accueillait le premier malade souffrant de Covid-19. Depuis, après avoir d’abord touché le Grand Est, l’épidémie a frappé de plein fouet l’île de France. À la date du 11 avril, le département cumulait en effet à lui seul plus du tiers des décès hospitaliers − 3 400 sur 8 900 en France entière − et des hospitalisations −13 000 personnes hospitalisées dont 2 600 en réanimation, pour 31 000 et 6 900 en réanimation en France entière. Comment s’est organisé l’hôpital pour y faire face ? La prise en charge des patients a-t-elle évolué ces dernières semaines ? Explications du Pr Bruno Crestani, responsable du centre de référence des maladies pulmonaires rares et du centre expert asthme sévère à l’hôpital Bichat et directeur médical de crise du Groupe Hospitalier AP-HP−Nord Université de Paris.

LE QUOTIDIEN : Comment vous êtes-vous organisés à Bichat pour faire face à l’épidémie ?

Pr BRUNO CRESTANI : À Bichat en pneumologie nous avons très vite mis en veille notre activité de centre de référence pour consacrer 100 % de nos lits au Covid-19. Nous avons préservé un secteur non-Covid permettant de prendre en charge notamment les greffés pulmonaires (service du Pr Hervé Mal) et pour continuer à diagnostiquer et traiter les patients atteints de cancer bronchopulmonaire (service du Pr Gérard Zalcman). Les autres patients ont été pris en charge en téléconsultation et en hôpital de jour. L’activité d’oncologie thoracique a été maintenue entièrement, en adaptant autant que possible les protocoles de chimio-immunothérapies pour limiter les séjours. Comme dans les autres centres d’île de France, l’activité de transplantation pulmonaire a été mise temporairement à l’arrêt mais elle reprend ces jours-ci pour les situations d’extrême urgence.

Plus globalement, l’organisation de l’hôpital a été totalement chamboulée par l’épidémie. Aujourd’hui, sur l’hôpital, près de 50 % des lits (290 dont 67 en réanimation) sont dédiés au Covid-19. Bien que le flux de nouveaux patients diminue ces derniers jours, ces lits sont toujours pleins. En réanimation, le nombre de lits a été multiplié par trois ce qui, grâce aux transferts vers les autres régions, nous a permis de faire face à l’afflux des patients et de ne jamais être débordés.

L’hôpital a réussi à préserver une activité chirurgicale avec 7 blocs opératoires réservés aux urgences et à garder 20 lits de réanimation non Covid. Mais, alors que le virus va persister au moins plusieurs mois, la question qui reste à résoudre c’est l’après. Comment allons-nous fonctionner dans les semaines et mois qui viennent ? Comment va-t-on s’organiser pour continuer à accueillir les patients atteints du Covid et prendre en charge les autres malades ?

Qu’avez vous appris de cette maladie ces derniers mois ?

On a découvert sur le terrain les aspects scanographiques très particuliers du Covid-19, qui à seuls signent la maladie en contexte épidémique. Au scanner, on n’a en effet pas ou peu de ganglions, pas ou très peu d’atteintes pleurales mais essentiellement des opacités en verre dépoli et des condensations sans réticulations − du moins au début.

La maladie est aussi marquée par un potentiel d’aggravation rapide, parfois en quelques heures, souvent vers J7-J10, dans un contexte d’hypoxémie profonde contrastant avec une tolérance clinique souvent étonnante et d’hyperactivation inflammatoire biologique. C’est pourquoi, après avoir tout d’abord écarté les corticoïdes, nous n’hésitons plus à les utiliser largement aujourd’hui chez les patients les plus sévères − besoins supérieurs à 6 l/min d’O2 − ou s’aggravant rapidement − besoins en O2 croissant rapidement − en les associant éventuellement à des immunomodulateurs (anti-IL6, anti-IL1). Cela conformément à un protocole de traitement, spécifique à Bichat, revu en permanence en fonction de nos observations cliniques, établi par consensus entre les différentes équipes prenant en charge les patients atteints de Covid dans l’hôpital.

Par ailleurs, vu le haut risque de maladie thromboembolique veineuse associé à la maladie − phlébite, embolie pulmonaire − mais aussi d’accidents ischémiques artériels à différents étages − mésentérique, membres inférieurs, AVC… − les patients sont désormais systématiquement mis sous thromboprophylaxie préventive basée sur des HBPM, avec des protocoles adaptés notamment à leur IMC et à l’intensité du syndrome inflammatoire.

Enfin, on s’est aperçu avec l’expérience que l’on pouvait maintenir/équilibrer certains sujets sous très haut débit d’O2 sous masque à haute concentration, voire en optiflow ou sous ventilation non invasive à pression positive continue à haut débit d’O2 en attendant l’amélioration. Celle-ci peut survenir après plusieurs jours ou semaines, après une période d’aggravation. Les améliorations sont probablement plus fréquentes depuis la mise sous corticoïde/immunosuppresseurs. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, de hauts besoins en O2 − jusqu’à 15-30 l/min − ne constituent plus à eux seuls une indication à aller en réanimation et à être intubé/ventilé. Il est toutefois fondamental de monitorer étroitement les SpO2. Dans ce but, chaque patient est muni d’un saturomètre. Dès que les besoins dépassent les 6 l/min en O2, un pneumologue ou un réanimateur sont appelés à donner leur avis. Et, dès que l’oxygénothérapie même à haut débit ne permet plus d’atteindre une saturation acceptable (SpO2 supérieure à 92 %), l’intubation est envisagée. Dans certains cas difficiles, elle sera d’ailleurs discutée en amont avec l’équipe d’éthique de manière à bien peser l’indication de réanimation au vu des données objectives d’efficacité des traitements et de la raréfaction des moyens.

Enfin, la question des séquelles de ces pneumopathies virales après guérison reste encore aujourd’hui sans réponse. Les infections à Sras-Cov et à Mers-CoV peuvent laisser chez quelques patients des fibroses pulmonaires séquellaires. Mais la physiopathologie du Covid-19 n’est pas exactement la même. Nul ne sait donc si ces guérisons seront assorties de fibroses pulmonaires ou pas. Un suivi à long terme de ces patients est donc indispensable.

Propos recueillis par Pascale Solère

Source : lequotidiendumedecin.fr