À l’heure de l’explosion de l’intelligence artificielle, beaucoup s’interrogent sur le devenir de l’intelligence de l’humain face à cette implacable concurrence. Dans le champ de la médecine, des expertises spécifiques, telle que la reconnaissance d’une image pathologique sur un scanner, ou encore selon l’aspect d’une lésion cutanée, sont rendues possibles par l’apprentissage de type « deep learning », avec une efficacité qui est supérieure à celle de l’œil expert des médecins concernés (1). Le champ de la psychiatrie connaitra-t-il cette concurrence ?
Des avatars psychiatres
Non, selon certains, tant il est complexe et tant la question du lien entre le patient et son psychiatre détermine l’exercice psychiatrique. Pourtant, d’ores et déjà on peut constater avec quelle étonnante facilité des avatars peuvent être investis affectivement par les êtres humains, et tout récemment une étude (2) a mis en évidence les performantes impressionnantes d’un algorithme d’intelligence artificielle : il a su classer, avec 94 % de réussite, les patients comme ayant ou non déjà tenté de passer à l’acte, sur la base d’une IRM fonctionnelle. Le tsunami de l’intelligence artificielle traversa donc tous les champs de la médecine, psychiatrie comprise.
Mais c’est aussi la réponse imaginée face à la concurrence de l’intelligence artificielle qui intéresse le psychiatre. Elon Musk, après le succès de ses précédentes entreprises dont SpaceX et Tesla, a lancé avec grand bruit le programme Neuralink : l’objectif est d’augmenter les capacités de l’intelligence de l’humain grâce à l’hybridation humain/machine. Le succès du dernier livre de Laurent Alexandre, La Guerre des intelligences (3), témoigne également de cette préoccupation. C’est en augmentant les capacités psychiques de l’être humain que nous pourrions espérer résister au progrès de l’intelligence artificielle.
D’emblée, beaucoup anticipent l’accroissement majeur des inégalités, l’humanité se divisant entre ceux qui auront accès à ces techniques d’augmentation et ceux qui, faute de moyens financiers, seront débordés par l’intelligence artificielle. La concentration des richesses divisera ainsi plus encore l’humanité.
Le prix à payer
Mais nous pouvons formuler l’hypothèse d’une polarisation plus inquiétante encore. La polarisation selon la richesse ne ferait qu’en annoncer une autre, d’une tout autre ampleur : la polarisation entre ceux qui pourront supporter cette augmentation et ceux qui ne le pourront pas. Aujourd’hui, déjà, notre cerveau, et la vie psychique qu’il permet, sont d’une incroyable complexité. En permettant de manipuler des représentations et non la réalité des objets qui leur correspondent, notre cerveau nous permet de créer un milieu interne psychique qui nous donne la possibilité d’élaborer à l’infini en nous affranchissant, au moins partiellement, des contingences du réel. Je suis capable de manipuler mentalement un objet, alors que cet objet n’est pas réellement devant moi.
Mais ce formidable pouvoir a un coût. Que ces représentations mentales dérivent un tant soit peu, et bientôt il n’est plus possible de distinguer ce qui relève de ces représentations et ce qui correspond encore à une réalité partagée. Prendre des vessies pour des lanternes, les ombres projetées sur la paroi dans le mythe de la caverne pour les silhouettes qui les engendrent, halluciner et délirer, voilà le risque inhérent à notre capacité à représenter le monde. Dans une perspective évolutionniste, nous pensons que les maladies mentales sont le prix à payer, hélas irréductible, pour la puissance de notre cerveau, elles sont le corollaire de ce qui, précisément, fait de nous des êtres humains. Il arrive que le cerveau, qui supporte tout l’édifice humain, ne se supporte pas lui-même.
Exergue : « Il arrive que le cerveau, qui supporte tout l’édifice humain, ne se supporte pas lui-même »
Si le coût, le prix à payer, pour la puissance de notre cerveau, fait déjà aujourd’hui la prévalence toujours plus élevée des maladies mentales, alors nous pouvons prédire que l’augmentation des capacités humaines s’accompagnera d’une augmentation de ce prix, d’une augmentation sans précédent des maladies mentales. La nosographie évoluera, à mesure que les symptômes évolueront mais, au-delà de ces bouleversements et de la réinvention de la psychiatrie qui en découlera, nous prédisons que, bien plus que l’exclusion par l’argent, c’est l’exclusion par les maladies mentales qui frappera l’humanité dans son projet d’augmentation de l’humain.
(*) Philosophe et conseiller à la rédaction du Débat (Gallimard)
(**) Professeur de psychiatrie à l’université Paris Descartes, chef de pôle à l’hôpital Sainte-Anne (Paris)
(1) Esteva. Nature 2017
(2) Just. Nature human behaviour 2017
(3) Alexandre Laurent. La guerre des intelligences. JC Lattès 2017, 250 pages
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