LE QUOTIDIEN : Vous tenez un discours prudent à l’égard des innovations thérapeutiques dans les troubles du comportement alimentaire (TCA). Pourquoi ?
Pr NATHALIE GODART : Chaque fois qu’est présentée une innovation, le postulat de départ semble être l’absence de traitement. C’est faux : il y a de grandes lignes de prise en charge, colligées dans les recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) de 2010 pour l’anorexie mentale et celles de 2019 pour la boulimie et l’hyperphagie boulimique. L’équipe de Robert-Debré, à Paris, a aussi sorti en 2022 des recommandations sur l’anorexie précoce (portées par la HAS). Il existe des thérapeutiques, même si elles sont perfectibles.
Les quatre axes autour desquels elles se déploient restent pertinents : psychiatrique, somatique, nutritionnel et social. L’examen somatique est fondamental pour rechercher des facteurs de gravité et des complications, et envisager un rééquilibrage alimentaire (renutrition ou arrêt des crises). Mais aucun axe pris séparément ne peut marcher.
Pr MOUNA HANACHI-GUIDOUM : Les traitements permettent dans la majorité des cas d’atteindre la rémission, voire la guérison des TCA, et ceci d’autant plus lorsque les patients sont jeunes et pris en charge précocement. Dans ce cas, les chances de guérison peuvent atteindre 70 à 80 %.
Pr N. G. : Selon la dernière revue de la littérature (1), 25 % des TCA, tous types confondus, sont chroniques à cinq ans de suivi. L’espoir de guérison est donc réel pour une majorité des patients, même après plusieurs années d’évolution. À deux nuances près : on peut passer d’un TCA à un autre, ou souffrir d’autres troubles associés comme l’anxiété et la dépression.
Mais il faut regarder les choses en face : les traitements dont on a prouvé l’efficacité nécessitent une approche globale et coordonnée, et sont longs et coûteux en termes d’investissement et de temps pour les patients et leurs proches. Ils se déploient sur plusieurs mois voire années. Il n’y a pas de remède miracle, les traitements médicamenteux sont peu nombreux et les axes de recherche actuels n’aboutiront que dans plusieurs années dans le meilleur des cas. Des pistes seront abandonnées d’ici là. Or nous voyons souvent des patients qui placent tous leurs espoirs dans une voie encore très préliminaire !
Parmi les pistes qui ont suscité, ces dernières années, un engouement, figure celle du microbiote. Qu’en est-il ?
Pr M. H.-G. : On observe une dysbiose du microbiote intestinal chez les patients souffrant d’anorexie mentale, déséquilibre qui serait associé à certains symptômes de la maladie, notamment les troubles fonctionnels digestifs. Mais cette dysbiose préexiste-t-elle aux symptômes de la maladie et est-elle un facteur déclenchant ? Est-elle liée à un facteur nutritionnel (une alimentation insuffisante et la dénutrition) et participerait-elle à la chronicisation de la maladie ? Les recherches en sont encore au niveau fondamental, beaucoup de questions sont en suspens. Et il n’y a aucune thérapeutique par le microbiote aujourd’hui. Malheureusement, certains patients vont faire des tests très onéreux, inutilisables en l’état actuel de la recherche et de la clinique.
Pr N. G. : Il existe encore moins d’études sur le microbiote dans l’hyperphagie boulimique ou la boulimie. Plus globalement, l’anorexie mentale suscite beaucoup d’intérêt en raison de sa sévérité, d’une mortalité importante et de complications plus bruyantes, chez une population assez jeune, même si elle est beaucoup moins fréquente que l’hyperphagie boulimique. On la connaît aussi depuis plus longtemps. L’hyperphagie boulimique n’a été décrite qu’en 2013.
Qu’en est-il des psychotropes ?
Pr N. G. : En première ligne, les psychotropes ne sont jamais le traitement des TCA, en particulier de l’anorexie mentale. En revanche, ils peuvent être des traitements des comorbidités psychiatriques associées que sont la dépression avérée, les troubles obsessionnels compulsifs (TOC), le trouble panique… Il s’agit de traiter alors ce diagnostic associé au TCA de manière classique. Les antidépresseurs peuvent ainsi être utilisés en seconde ligne pour contribuer à traiter le TCA, dans la boulimie et l’hyperphagie boulimique.
Comme prise en charge psychologique, on privilégiera dans l’anorexie mentale les psychothérapies psychodynamiques brèves et les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) chez les adultes, ainsi que les thérapies familiales chez les enfants et adolescents.
Dans l’hyperphagie et la boulimie, les TCC sont à privilégier en première intention. Mais les antidépresseurs peuvent montrer leur efficacité pour diminuer la fréquence et la sévérité des crises, notamment les ISRS, sans jamais suffire pour traiter ces troubles. Tout ceci est à discuter avec le patient, selon ses volontés, le moment, les ressources thérapeutiques. Il faut aussi prendre des mesures liées à l’insertion sociale, aux éventuelles difficultés scolaires, etc.
Les psychédéliques sont-ils prometteurs ?
Pr N. G. : Attention aux effets de mode ! Cet engouement est semblable à ce qu’on a pu voir pour la stimulation cérébrale profonde dans l’anorexie mentale. Un article publié en 2013 dans The Lancet avait suscité une vague d’enthousiasme international, or il ne s’agissait que d’une étude de tolérance que d’aucuns percevaient comme très prometteuse. En 2022, une revue de la littérature a montré que le besoin de recherche est encore immense. Sans compter que les techniques évoluent, notamment en matière de stimulation externe. Peut-être les psychédéliques apporteront-ils à l’avenir une aide mais, pour le moment, il n’y a pas d’élément de preuve suffisant.
Et les analogues du GLP-1 (aGLP-1), très en vogue aujourd’hui ?
Pr M. H.-G. : Les indications sont très restreintes : les autorisations de mise sur le marché ciblent les personnes ayant un indice de masse corporelle (IMC) > 30 kg/m2 ou > 27 kg/m2 en présence de comorbidités. Leur efficacité semble avérée sur la réduction du poids, mais cela suppose de prendre le comprimé à vie.
Pour l’hyperphagie boulimique, les données sont encore trop précoces pour mesurer l’effet des aGLP-1 sur les symptômes eux-mêmes, au-delà de la perte de poids. Les critères d’inclusion sont perfectibles… Dans tous les cas, cela ne peut être une thérapeutique isolée.
Pr N. G. : Il faut surtout alerter sur le risque de détournement de ces produits par des personnes qui veulent maigrir à tout prix.
Quel est le rôle des hormones ?
Pr M. H.-G. : L’association entre TCA et hormones est connue depuis longtemps, mais il n’y a pas d’innovation thérapeutique dans ce domaine.
Pour les patientes qui débutent une anorexie mentale lors de la prépuberté, le traitement par hormone de croissance permettrait de réduire le risque de retard statural et de croissance. Mais cela doit être prescrit par des équipes expertes en médecine des adolescents. Idem pour les traitements substitutifs des hormones sexuelles chez les patientes en aménorrhée.
Les hormones n’ont pas non plus d’indication dans la prévention de l’ostéoporose (complication chronique de l’anorexie), les bénéfices ne sont pas clairs. En tout cas, il s’agit d’hormones naturelles – non la pilule contraceptive – prises par voie orale.
Pr N. G. : Il faut enfin rappeler aux patientes qu’une contraception est nécessaire en cas d’activité sexuelle, même si elles n’ont pas de règles.
Quelles sont les recommandations nutritionnelles ?
Pr M. H.-G. : Pour tous les troubles, il s’agit d’abord de réaliser un examen nutritionnel complet et d’envisager un rééquilibrage, puis d’assurer un suivi somatique et des apports alimentaires. Dans l’anorexie, quand la dénutrition sévère se poursuit (IMC < à 13 chez l’adulte), une nutrition artificielle par voie entérale est recommandée, de manière temporaire, le temps de travailler sur le comportement alimentaire. Cela se fait en service spécialisé à l’hôpital, surtout pas au-delà du temps nécessaire, pour ne pas éloigner les patients d’une alimentation normale. La nutrition par voie entérale n’est pas conseillée à domicile car cela peut contribuer à une chronicisation des symptômes, sans prise significative de poids. Dans le cadre des crises de boulimie, elle peut être conseillée sur avis d’experts, avec un sevrage complet de l’alimentation et une réintroduction progressive. En parallèle, est mis en place un suivi des complications sur les organes vitaux (foie, cœur, rein) pour prévenir le syndrome de renutrition inappropriée, notamment via une supplémentation en vitamines et en phosphore.
Quels sont les leviers pour améliorer les parcours de soins ?
Pr N. G. : À l’époque du Covid, nous avons eu une oreille attentive des pouvoirs publics et une instruction a permis de débloquer 3, puis 2 puis 1 million d’euros, en 2020, 2021 et 2022, soit 6 millions d’euros pour le développement des filières. Mais depuis, rien ! Des initiatives existent dans certaines régions. Le Réseau TCA Francilien est soutenu par l’ARS. Mais on attend un investissement national. En Angleterre, la filière TCA adolescents a reçu 50 millions de livres entre 2020 et 2022 alors qu’elle était déjà mieux structurée que la nôtre.
Il y a urgence à ce qu’on prenne conscience en France du fardeau que représentent les TCA. Ils concernent 17 % de la population et, si l’on s’en tient aux diagnostics avérés, 3 à 5 % de la population seraient concernée par l’hyperphagie boulimique et 2 % des jeunes femmes par la boulimie. L’anorexie mentale toucherait 1 % des jeunes femmes. L’offre de soins pour l’hyperphagie boulimique est quasi inexistante ! Les TCA requièrent une approche globale et des innovations organisationnelles pour décloisonner les disciplines et renforcer la pluridisciplinarité. Le rôle du généraliste est central pour repérer les patients et les faire entrer dans les soins de façon précoce, ce qui améliore leur pronostic.
La Fédération française anorexie boulimie (Ffab) demande aussi l’actualisation des recommandations de la HAS avec notamment la prise en compte des troubles de restriction et d’évitement de l’alimentation, décrits en 2013, qui concernent plus précocement les enfants.
Pr M. H.-G. : Nous avons aussi besoin de moyens pour poursuivre la recherche et approfondir les résultats prometteurs.
* Présidente d’honneur de la Ffab et vice-présidente du Réseau TCA Francilien
** Vice-présidente de la Fédération française anorexie boulimie (Ffab)
(1) M. Solmi et al, World Psychiatry, 2024 ; 23(1):124-138
Repères
2005 : Création de la Fédération française anorexie boulimie (Ffab) sous le nom AFDAS-TCA
2008 : Mise en place du Réseau TCA Francilien sous l'égide de la Fondation de France
2010 : Recommandations de la Haute Autorité de santé sur l’anorexie mentale
2013 : Premières descriptions de l’hyperphagie boulimique et des troubles de restriction et d’évitement de l’alimentation
2019 : Recommandations de la HAS sur la boulimie et l’hyperphagie boulimique
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