Tous sexologues ? Force est de constater aujourd’hui que la vulgarisation des protocoles réduit la sexologie à son plus petit dénominateur commun : la culture de la performance. Même les plaignants ont appris par cœur le vocabulaire de leur réquisitoire et réclament une réparation immédiate de leurs malheurs.
A ce niveau d’attente minimaliste point n’est besoin de faire preuve d’un savoir-faire exceptionnel et les compétences requises sont diluées dans un méli-mélo autodidacte auquel est aussi convié le généraliste. Mais le recours accru aux prescriptions empiriques ne le place-t-il pas à la proue d’un dispositif de rafistolage professionnel sans péril et sans gloire ? Non, seul interlocuteur de proximité de ses patients, témoin privilégié de leurs conditions de vie, le médecin de famille peut prôner une alternative humaniste respectueuse des spécificités culturelles et environnementales de chacun. Préconiser une « sexologie équitable » est un engagement à contre-courant, mais il peut enorgueillir la médecine générale d’imposer un droit de regard sur le débat politique de son temps. (...)
Si d’importants outils mathématiques ont été mis en œuvre pour évaluer le degré de satisfaction des consommateurs d'aphrodisiaques pharmaceutiques, il n'en est pas de même concernant le vécu de la consultation par le médecin généraliste. Néanmoins, deux sondages réalisés par l’Institut de sexologie en 2006 et 2012 auprès de 200 praticiens débouchent sur deux constats.
Le premier, d'ordre quantitatif, montre que 65,5 % d’entre eux relatent une progression indéniable de la demande de soin concernant la « sexualité » prise au sens large du terme. De fortes disparités demeurent. Les questions concernant les IST et la contraception seront prioritaires dans les zones rurales et semi-rurales, par comparaison aux griefs relatifs aux « pathologies de la conjugalité ». L'inverse est observé évidemment dans les moyennes et grandes agglomérations qui ménagent l'anonymat des plaignants…
Le second, d'ordre qualitatif, reflète l'évolution de la relation médecin-patient à l'aune de cette ingérence dans la part obscure de la sphère familiale. Contre toute attente, l'accès à une plus grande liberté de parole n'agit pas en faveur d'une valorisation notoire de l'image des praticiens. Le pouvoir de signer une ordonnance comble finalement l'attente des patients... et abrège l'interrogatoire. Dans le cas d'une dysérection par exemple, 72 % des généralistes interrogés persistent à convoyer leurs patients vers leur correspondant urologue. Or, pour 85 % d’entre eux, ce désistement ne s’imposerait plus s’ils pouvaient accéder à une formation continue adéquate. En somme, la déception de se sentir marginalisés faute de temps et de contrepartie financière les pousse à diagnostiquer sans preuves, et à prescrire sans assurance d’avoir compris les enjeux de la demande. (...)
Un statut d’expert en secrets de famille…
C’est sur le terrain, disons, de la consolation réactive, que veulent s’exprimer en consultation de ville des hommes et des femmes en errance affective et érotique. Le peuvent-ils en toute confiance, en toute liberté ? N’est-ce pas trop facile et sécurisant pour le corps médical de conclure que son public n’ose pas encore parler à voix haute de sexualité parce que les tabous sont encore vivaces, les mentalités encore immatures ? Et si les tabous n’étaient pas dans ce camp-là, mais dans celui des praticiens ? Et si c’était l’impréparation psychologique des médecins qui dissuadait les patients de les guider dans le no man’s land de leurs fantasmes et de leurs péchés ?
Le rôle du médecin traitant est primordial dans un domaine factuel et imaginaire à prédominance morale, au voisinage des questions de société les plus aiguës, aux confins des ressources de la thérapeutique chimique confrontées au mystère des émotions et au huis clos de la jouissance. La délocalisation des confidences est une manière de démissionner. La sexologie, une « spécialité » de médecine générale ? Assurément, du moins en première instance. Des cinq maîtres mots qui posent les jalons de l’exercice de la sexologie équitable, se taire, comprendre, expliquer, guider et peut-être, renoncer, le dernier terme est évidemment le plus innovant. S’abstenir parfois de répondre à des demandes téléchargées sur l’écran des lieux communs n’est pas se placer à contretemps des « peines de sexe », mais récuser tout simplement de faux espoirs de rénovation d’une vie privée irrémédiablement déchue, et mettre chacun à l’épreuve du plus élémentaire bon sens, face à ses responsabilités.
Finalement, l’agitation médiatique autour des questions liées à la sexualité, sa vie, ses œuvres, met à la question le niveau de confiance qu’inspire l’interlocuteur. Adoucisseur de tous les bobos de la famille le praticien éponyme est toujours en pole position pour franchir les obstacles de l’autopsie du désamour… De quoi parlons-nous ? D’instabilité érectile et de chute du désir ? D’éjaculation précipitée et de dette hormonale ? Non, lui seul peut lire entre les lignes de ces aveux en kit et recentrer l’entretien sur le vague à l’âme, l’angoisse de l’abandon, la tristesse et l’ennui, l’antipathie et la solitude, mais catalyser aussi l’affection, le respect de soi, l’attachement et l’ouverture d’esprit.
La sexualité se manifeste par un corps à corps à l’épreuve des mots : le médecin traitant se doit d’être bilingue. Dans ce cas, il se fait souvent l’unique traducteur en langage courant des tensions opaques, des enchaînements illicites, des chagrins cruels qui abîment les êtres qui lui ouvrent leur porte. Bilingue, parce qu’il faut transcrire la parole des patients en langage médical, décoder la fiction de leur plainte en décision curative, traduire l’indicible de la fonction érogène en conformité avec un panorama diagnostique bien inapproprié…
Une position inconfortable, grand écart inévitable à qui veut se donner du mal et fournir à l’exercice quotidien une valeur ajoutée, celle qui consiste à être au-delà du prescripteur chevronné et vigilant, un passeur sur le gué de l’existence. C’est la raison pour laquelle les promesses de « guérison » sont frauduleuses ; qui prétend grandir sous traitement ? Or, que trahissent les fiascos intimistes si ce n’est un hiatus de la construction de l’idéal du moi ? Qui peut endosser cette charge de bâtisseur ? Disons pour conclure que le médecin traitant en possède a priori les qualités puisqu’il vit au jour le jour au chevet de ses passants…
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