Les récents exploits de ChatGPT ouvrent des perspectives dans bien des domaines, dont celui de la santé. Mais la médecine n’a pas attendu l’arrivée tonitruante de cet agent conversationnel pour exploiter les capacités de l’intelligence artificielle. Depuis plusieurs années, de nombreuses spécialités utilisent des outils recourant à des algorithmes et aux mégadonnées pour les aider à réaliser des dépistages, établir un diagnostic ou sécuriser les prescriptions.
ChatGPT a fait beaucoup parler de lui, ces dernières semaines. Capable de répondre de manière structurée aux questions d’utilisateurs, le nouvel agent conversationnel lancé en novembre 2022 par l’entreprise américaine OpenAI et dans lequel a massivement investi Microsoft, a bousculé jusqu’au monde de la santé.
Le chatbot a échoué de peu aux épreuves écrites de l’examen de médecine américain (USMLE) mais a impressionné les observateurs. Dans un récent article publié dans la revue américaine Stat (1), des chercheurs de la Harvard Medical School ont testé l’agent conversationnel en lui soumettant 45 cas cliniques pour lesquels il devait établir un diagnostic. Tandis que des « vérificateurs de symptômes » n’avaient fourni le bon diagnostic que dans 51 % des cas, ChatGPT a obtenu 87 % de bonnes réponses, légèrement mieux que les médecins témoins (84 %). Même s’ils reconnaissent que le faible nombre de cas cliniques exposés peut constituer un biais, les auteurs concluent que « les performances de ChatGPT sont une étape critique dans le développement des outils d'IA ».
Les chatbots, de futurs assistants ?
Ces dernières années, les robots conversationnels exploitant des technologies d’IA moins avancées que ChatGPT ont gagné du terrain. Ils sont utilisés pour automatiser des tâches simples, favoriser l’observance thérapeutique, ou effectuer le suivi des patients à domicile. En France, la société Wefight s’est par exemple spécialisée dans des assistants virtuels, baptisés Vik, destinés à informer les patients sur une vingtaine de pathologies. Memoquest, le chatbot de Calmedica, assure quant à lui un suivi automatisé des patients à domicile en pré- et post-opération.
Dans la lignée de ChatGPT, Google a lancé Bard, et il travaille avec DeepMind au développement de Med-PaLM, un outil open source conçu pour répondre aux questions des professionnels de santé ou des patients. Ces agents conversationnels ouvrent de nombreuses perspectives en délivrant aux patients des informations sur leurs pathologies mais aussi en aidant les médecins à déterminer le meilleur traitement. Les chatbots pourraient aussi à l’avenir jouer un grand rôle en psychiatrie, pour évaluer la santé mentale d’un patient, et lui proposer une psychothérapie ou encore détecter les syndromes dépressifs et le risque suicidaire. Si les chatbots s'appuient sur de l'intelligence artificielle, plus ou moins avancée, la technologie d'IA connaît de nombreuses autres applications.
Une histoire de plus de 50 ans
L’utilisation de l’IA en médecine remonte à la fin des années 1960. En 1970, le Dr William Schwartz publie dans le New England Journal of Medicine un article intitulé : « Medicine and the Computer : The Promise and Problems of Change ». Dans ce texte visionnaire, il explique que les sciences informatiques remplaceront, dans certains cas, les fonctions intellectuelles du médecin.
« De la fin des années 1970 jusqu’au début des années 2000, les principaux développements en informatique médicale ont été consacrés à la création de systèmes utilisés en imagerie afin d’assister la classification et la lecture des examens », retrace le Pr Jean-Emmanuel Bibault, médecin chercheur en cancérologie à Paris, dans « 2041 : l’odyssée de la médecine » (lire son interview P.). Ce n’est que plus récemment que le machine learning et le deep learning, techniques d’apprentissage automatique permettant aux ordinateurs d’accroître leur précision en analysant les données, ont accéléré le recours à l’IA et dopé ses bons résultats.
L’imagerie, application privilégiée de l’IA
Ces dernières années, les systèmes d’IA entraînés à partir de bases de données massives ont permis d’accélérer le dépistage et le diagnostic des patients. Ils sont devenus des outils d'aide à la décision clinique. L'imagerie médicale est l’application privilégiée pour l’utilisation de l’intelligence artificielle.
L’IA a eu un impact considérable en anatomopathologie pour détecter des lésions qu'un humain pourrait ne pas déceler. « Nous travaillons sur des images numériques en radiologie et demandons à l’intelligence artificielle de détecter une lésion et de la segmenter, a expliqué la Pr Valérie Paradis, responsable du service pathologie à l’hôpital Beaujon (AP-HP), lors d’un récent colloque organisé par le Conseil d’État et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). On peut lui demander de classer cette lésion (bénigne ou cancéreuse). Et on peut demander de prédire l’évolution de cette lésion. Notre défi est d’assurer la fiabilité et la qualité de la donnée. » La Pr Paradis plaide pour que les données soient accessibles et autant que possible partagées : « L’IA est une opportunité, une aide au diagnostic, une aide au traitement. On va gagner du temps et renforcer l’expertise des médecins qui vont pouvoir apprendre de ces IA. En accroissant la connaissance, nous allons vers une médecine de précision. »
« Aussi bien qu’un praticien pour détecter une arythmie »
Cette révolution concerne également le traitement des maladies du cœur et des vaisseaux. C’est ce qu’a expliqué lors du même colloque le Pr Stéphane Hatem, cardiologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) et directeur général de l’IHU-ICAN, Fondation pour l'innovation en cardiométabolisme et nutrition. « Notre mission est de développer une médecine d’amont et personnalisée des maladies du cœur et des vaisseaux liées aux maladies métaboliques comme le diabète, la stéatose hépatique et l’obésité… Pour cela les données massives et l’IA sont devenues des approches indispensables pour, notamment, découvrir des biomarqueurs qui pourront être utilisés en clinique ». Le cardiologue cite l’exemple de la fibrillation auriculaire. « Pour améliorer sa prise en charge, nous enseignons à l’IA, à partir des images du cœur obtenues par échocardiographie ou IRM, à reconnaître ce qu’il y a au-delà de la fonction et l’anatomie du cœur, c’est-à-dire la biologie du myocarde et du tissu gras autour des oreillettes. Cela permet ainsi de mieux détecter le risque de développer une arythmie à partir d’un scanner, d’une IRM ou d’une échographie. »
Les capacités de l’IA n’ont pas encore été exploitées à leur maximum. « Aujourd’hui, les algorithmes d’IA permettent de faire quasi aussi bien qu’un praticien pour détecter une arythmie sur un électrocardiogramme, demain des nouveaux algorithmes, déjà en développement, pourront prédire le risque de survenue d’une arythmie sur un électrocardiogramme », anticipe le Pr Hatem.
Plus efficace que l’œil humain pour détecter les mélanomes
En dermatologie, il est acquis depuis plusieurs années que l’intelligence artificielle est plus précise que les observateurs humains pour distinguer les mélanomes. L’IA Watson, développée par IBM et entraînée par des chercheurs de l’université de Stanford aux États-Unis, avait démontré dès 2017 qu’elle était capable d’identifier des maladies de la peau à partir d’une simple photo de lésion cutanée.
Cette technique s’est démocratisée. La dermatoscopie digitale permet aujourd’hui de repérer les lésions pigmentées ou non qui sont suspectes grâce à l’analyse de deux images numériques (une macro et une mosaïque) à haute résolution. Plusieurs algorithmes ont par ailleurs été conçus pour détecter automatiquement le mélanome, forme la plus dangereuse de cancer de la peau.
En ophtalmologie, l’IA est aussi utilisée en routine depuis plusieurs années pour détecter les principales pathologies de la rétine (rétinopathies diabétiques, DMLA, glaucome) à partir de photos.
Des « usages infinis »
« L’IA est une lame de fond qui va concerner toutes les spécialités à terme, les médecins doivent s'emparer de cette évolution et l'accompagner », estime Jérôme Leleu, directeur général d’Interaction Healthcare et de SimforHealth, et observateur attentif de la e-santé. Selon lui, l’IA est à la médecine ce que l’apparition du PC a été pour les experts-comptables. « Ils ont vécu avec inquiétude pour l’avenir de leur métier l’arrivée des ordinateurs. Or, 40 ans plus tard, il y a trois fois plus d’experts-comptables ! Et qu’attend-on d’eux ? Qu’ils apportent une analyse de la situation de l’entreprise. Pour les médecins, c’est pareil. L’IA va dépasser le radiologue mais le radiologue aura un rôle augmenté et pourra passer plus de temps avec le patient. »
L’intelligence artificielle pourrait aussi être exploitée en santé mais pour d’autres usages que le soin. « L’IA ouvre des cas d’usage infinis, a affirmé Stéphanie Combes, directrice du Health Data Hub, lors du colloque organisé au Conseil d'État. Aujourd’hui, les projets les plus matures concernent l’image mais les techniques d’IA pourront aussi aider à organiser le parcours de soins dans la prédiction d’une hospitalisation ou d’une épidémie. »
Le déploiement de l’IA gagne aussi les logiciels métiers des médecins qui incluent de plus en plus des algorithmes pour éviter les erreurs de prescription ou partager les dernières recommandations médicales. C’est ce créneau qu’ont investi par exemple les start-up Synapse Medicine, avec son assistant virtuel d’aide à la prescription, et Posos, avec une plateforme d'IA pour la « recommandation de prescription thérapeutique personnalisée ».
Beaucoup de questions en suspens
L’avenir de l’IA en médecine repose sur plusieurs enjeux. « Il nous faudra aussi avancer sur le thème de la propriété intellectuelle qui reste un terrain vierge mais aussi sur le sujet de la responsabilité », explique le Pr Stéphane Hatem.
Enfin, le modèle économique de ces données de santé reste à définir. « La donnée n’est pas un actif en France. Or, aux États-Unis, des bookmakers la vendent ! Il faudra que ces technologies demeurent accessibles aux hôpitaux et qu’ils disposent des moyens pour les acquérir et les utiliser au profit des patients », affirme le Pr Hatem.
L’IA est-elle susceptible de supplanter le médecin ? Aujourd’hui, les pouvoirs publics défendent le principe de garantie humaine en santé pour qu’à chaque étape, la décision reste effectuée par l’homme (lire ci-dessous). Le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) et le Comité national pilote d'éthique du numérique (CNPEN) ont eux aussi appelé, dans un avis rendu le 10 janvier, à garder un contrôle humain sur les systèmes d'IA qui doivent venir en appui à l'expertise du médecin mais ne pas s'y substituer.
En sera-t-il toujours ainsi ? Le Pr Bibault en doute : « Lorsque les performances de l’intelligence artificielle auront très largement dépassé celles de l’humain, le concept même d’une validation ou d’une vérification par un médecin n’aura plus aucun sens ».
(1) https://www.statnews.com/2023/02/13/chatgpt-assisted-diagnosis/