Au printemps dernier, Watson, l’intelligence artificielle (IA) développée par IBM, est parvenu à mieux diagnostiquer les cancers de la peau que 58 dermatologues de 17 nationalités. À partir des images soumises, la machine a détecté 95 % des cas quand les spécialistes n’en ont identifié que 86,6 %. Cette performance, retrouvée également dans le diagnostic de la maladie d'Alzheimer (lire p. 8), interroge sur la place des soignants dans la médecine de demain. Certains médecins apparaissent perplexes voire inquiets face à des évolutions auxquelles ils ne sont ni formés, ni préparés.
Pour l’heure, l’IA se matérialise par des outils d’aide aux médecins. « L’IA dite faible, celle que nous connaissons aujourd’hui, repose sur des logiciels experts qui apportent une aide au diagnostic et peut permettre une approche de prévention. C’est un peu le stéthoscope d’hier, explique Hervé Chneiweiss, neurologue, neurobiologiste et président du Comité d’éthique de l’INSERM. L’IA dite forte, en revanche, pourra être capable de se substituer aux médecins ». Si cette perspective d’une substitution reste lointaine, certains imaginent déjà pallier les déserts médicaux ou filtrer les patients avec des applications médicales de l’IA. La relation au médecin serait alors réduite à un acte technique.
« Une certaine déshumanisation »
Pour le philosophe Jean-Michel Besnier, professeur émérite de l’Université Paris-Sorbonne, « l’IA signifie le consentement à une certaine déshumanisation. Elle donne la priorité aux chiffres, au calcul, à l’algorithme, alors que les spécificités de l’humain relèvent du symbolique, du langage, du dialogue ». Selon lui, on assiste d’ores et déjà à une transformation du lexique admis en médecine : « Plus personne n’est choqué d’entendre que la médecine va “réparer“. Ce langage vient spontanément aux médecins et c’est révélateur : on admet que l’organisme est une machine qui peut tomber en panne, en niant que la maladie n’est pas un simple dysfonctionnement, mais transforme notre relation au monde et notre perception des autres et de soi. Le langage et le dialogue aident à restaurer la santé, mais cet aspect est minimisé dans la médecine connectée, prédictive, individualisée », analyse le philosophe.
Le risque d’une IA qui se substituerait aux médecins serait donc de réduire les patients à leur maladie et d’abandonner peu à peu la tradition humaniste de la médecine ancrée chez les praticiens depuis le XIXe siècle. « Ce serait une atteinte à la relation humaine au cœur de la médecine, cette relation qui nécessite le regard de l’autre », ajoute Hervé Chneiweiss. Conscient de cet enjeu, le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) rappelle, dans son livre blanc « Médecins et patients dans le monde des data, des algorithmes et l’intelligence artificielle », publié en janvier 2018, que « la médecine comportera toujours une part essentielle de relations humaines, quelle que soit la spécialité, et ne pourra jamais s’en remettre aveuglément à des ”décisions” prises par des algorithmes dénués de nuances, de compassion et d’empathie ».
Dans cette perspective, le juriste et philosophe Jean-Philippe Cobbaut, directeur du Centre d’éthique médicale de l’université catholique de Lille, prône une éthique de la vigilance et de la réflexion : « les utilisateurs doivent avoir une prise sur les outils et se mettre en capacité d’être actifs face à ces systèmes. Se rendre actif va ainsi à l’encontre du discours sur une libération du temps des soignants. Il y a au contraire une nécessité de recréer une relation. Le soin va rester une relation d’attention à l’autre mais les modalités vont changer ».
De la philo plutôt que des maths
De l’autre côté du spectre, les patients sont également influencés par l’IA. « Ce sont sans doute les plus grands promoteurs de ces nouvelles technologies », constate Jean-Michel Besnier. « On leur promet de vivre plus longtemps, voire de devenir immortels, comment pourraient-ils résister ? Mais en se livrant à la machine, ils acceptent, de fait, d’être traités comme des machines, d’être considérés comme de simples conteneurs à gènes et à organes ». Moins inquiet, le Pr Guy Vallancien, chirurgien, membre de l’Académie de médecine et membre de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) voit positivement cette autonomisation des patients. « La relation en sortira plus forte parce qu’ils auront la possibilité de préparer leurs questions, de mûrir leurs maladies », estime-t-il. Le constat est similaire chez Hervé Chneiweiss. « L’empowerment des patients est un enrichissement. Ils deviennent acteur de leur maladie. Mieux la comprendre permet de mieux vivre avec ».
Dans ce contexte, le rôle du médecin sera amené à évoluer. « Le médecin doit rester un interlocuteur privilégié du patient dans le cadre notamment d’une médecine généraliste préservée », estime Hervé Cheinweiss. Pour Jean-Michel Besnier, les médecins doivent réhumaniser la perception de leur métier. « Il est nécessaire qu’ils soient convaincus que la relation avec le patient est de l’ordre de l’éthique et pas seulement de l’instrumentation. Ils doivent se contraindre à ne jamais donner la préséance à l’écran pendant la consultation. Ils doivent mettre en œuvre de nouveaux rituels de rencontre avec les patients pour sortir d’une logique mécanique ». C’est donc à une redéfinition de la relation de soin que sont confrontés les médecins. Le philosophe insiste sur la nécessité d’une démarche philosophique. « La formation doit mettre l’accent sur la philosophie plutôt que sur les mathématiques et les sciences dures ». Dans son Livre blanc, le CNOM estime également que « la formation aux humanités, à la déontologie et à l’éthique, aux relations humaines doit être renforcée dans un monde qui se technicise de plus en plus ».
Transition de genre : la Cpam du Bas-Rhin devant la justice
Plus de 3 700 décès en France liés à la chaleur en 2024, un bilan moins lourd que les deux étés précédents
Affaire Le Scouarnec : l'Ordre des médecins accusé une fois de plus de corporatisme
Procès Le Scouarnec : la Ciivise appelle à mettre fin aux « silences » qui permettent les crimes