Leïla Chaouachi, fondatrice du Crafs : « L’affaire Pelicot a provoqué une sidération chez les médecins »

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Publié le 04/07/2025
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Responsable du Centre de référence sur les agressions facilitées par les substances (Crafs) et experte nationale de l’enquête sur la soumission chimique auprès de l’ANSM, Leïla Chaouachi, pharmacienne, dévoile la réalité de ce que recouvre ce terme, encore mal appréhendé par les médecins.

Crédit photo : ISA HARSIN/PHANIE

LE QUOTIDIEN : Qui sont les victimes de soumission chimique ?

LEÏLA CHAOUACHI : Ce sont à 80 % des femmes, mais les hommes et les personnes transgenres sont aussi concernés. Les 20-29 ans sont les plus représentés mais les victimes sont de tout âge. En 2022, la plus jeune des victimes identifiées avait 9 mois et la plus âgée 90 ans. La soumission chimique ne concerne pas que les victimes de viol. C’est un mode opératoire des violences. Ce sont des enlèvements, des séquestrations, des vols, des viols, des infanticides, des homicides, la traite d’êtres humains, des femmes ou des enfants qu’on oblige à se prostituer… La soumission chimique, c’est tout ça.

Existe-t-il un profil type d’agresseur ?

Si 90 % des agresseurs sont de sexe masculin, les femmes sont aussi présentes, mais pas forcément pour les mêmes faits. Les hommes qui ont recours à la soumission chimique sont surtout auteurs de violences sexuelles, tandis que les actions des femmes concernent des vols et des infanticides.

On imagine le prédateur comme un homme à capuche, cet inconnu dangereux, avec en corollaire l’idée que les victimes sont un peu des écervelées qui ne respecteraient pas les règles les plus élémentaires de sécurité et de prudence. C’est une vision assez naïve. Dans la majorité des cas, les agresseurs sont connus des victimes. Il faut le dire et le redire. Ils peuvent évoluer dans le cercle familial, amical ou amoureux. Il n’y a pas forcément de profil type. La soumission chimique est d’abord l’histoire d’une confiance trahie, pas d’une imprudence.

Quelles sont les substances principalement utilisées ?

On pense beaucoup au GHB, identifié comme « la » drogue du violeur dans les années 1990, mais il existe des centaines d’agents de soumission chimique. On retrouve des médicaments sédatifs qui entraînent aussi un effet d’amnésie. Ils vont endormir, fatiguer, faire baisser la vigilance et la concentration pour faciliter le passage à l’acte. Les grandes classes que l’on retrouve dans notre enquête sont les benzodiazépines, les antihistaminiques, les neuroleptiques, les opioïdes et les antiépileptiques.

Uniquement des médicaments ?

Non, les drogues gagnent aussi du terrain, notamment la MDMA, qui entre dans la composition des cachets d’ecstasy. Les nouvelles drogues de synthèse vont alors, au contraire, être utilisées comme stimulants pour désinhiber, euphoriser et altérer le comportement de la victime, toujours pour faciliter le passage à l’acte.

À la suite de l’affaire Pelicot, le Crafs a été saturé d’appels. Des médecins ont-ils contacté le centre ?

Le procès des viols de Mazan a eu deux effets. Il a créé un électrochoc dans le grand public, qui ne connaissait pas l’existence de ce type de fait criminel, et a provoqué une sidération chez les médecins et les professionnels de santé à cause de l’errance médicale de Gisèle Pelicot. Nous avons reçu un grand nombre d’appels de la communauté médicale. Pendant des années, cette femme va identifier des symptômes, se croire malade et consulter plusieurs médecins qui ne seront pas en mesure de l’identifier comme victime d’une soumission chimique. Mais le corps médical ne s’est pas défaussé. Au contraire, même les médecins qui sont très au fait des violences ont eu l’honnêteté intellectuelle de dire : « là, il y a un manque ».

Que voulaient savoir les médecins ?

Certains voulaient avoir des formations pour monter en compétence sur ces questions. D’autres rencontraient une situation qui leur posait question et souhaitaient un avis. Et enfin, comme souvent dans les processus de libération de la parole, des médecins pensaient avoir peut-être été confrontés à une situation de patient victime dans le passé et nous demandaient : « qu’est-ce que j’aurais dû suspecter, quels sont les signes d’alerte ? »

Justement, ces signaux d’alerte, quels sont-ils ?

L’amnésie, qui concerne une victime sur deux, peut être totale ou partielle. Ce sont des flashs qui arrivent dans la mémoire de la victime. La difficulté, c’est qu’il existe un double obstacle. Le premier, c’est que nous, les soignants, ne sommes pas suffisamment formés sur les agressions facilitées par les substances. Si on ne sait pas que la soumission chimique existe, je ne vois pas comment on pourrait l’envisager comme hypothèse.

Et en matière de diagnostic ?

C’est le second obstacle. Il est vrai que, pour l’instant, les moyens dont disposent les médecins sont assez pauvres. Parce que des vertiges, des nausées ou des vomissements ne signent pas forcément un usage criminel de substances. En revanche, une fois qu’on a épuisé les autres explications cliniques, que la personne ne présente pas de troubles psychiatriques apparents, qu’elle est tout à fait cohérente, qu’elle n’a pas de troubles neurologiques… là, il faut arrêter de dire que « Madame somatise ». Au contraire, demandons-nous : est-il possible qu’on administre des substances nuisibles à cette personne qui souffre de nausées et d’amnésies à répétition ? La soumission chimique n’est pas quelque chose d’épisodique ou d’anecdotique qui serait le fait d’un violeur en série comme on les imagine dans les feuilletons américains. C’est un fait de société sur lequel nous devons gagner en compétence.

Propos recueillis par F. P.

Source : Le Quotidien du Médecin