Si la première vague du Covid-19 a douloureusement secoué les soignants, ces derniers n'ont pas manqué de saluer l'affleurement salvateur de l'humain dans le soin, lors d'un colloque national, le 2 octobre, au ministère de la Santé, organisé par le Collectif national des Permanences d'accès aux soins de santé (PASS). Ces structures le vivent au quotidien auprès des plus démunis.
Comment définir l'humain ? Les soignants racontent. « Il y a eu un élan d'équipe pour réinventer le quotidien de nos 120 résidents et faire que le confinement ait le moins d'impact. Par l'écoute, parfois par le toucher, parce qu’aucune application numérique ne s’est encore substituée à ce médium », décrivent à deux voix Isabelle Agostino, directrice des soins, et Coralie Bourgeois, cadre de santé, de l'hôpital gériatrique Les Magnolias (Essonne).
La crise révélateur de l'humain
Oncologue à l'Institut Curie, Laurence Bozec retient les réunions de concertation pluriprofessionnelles (RCP) « en temps réel, alors que d'habitude, nous avons du retard : ces RCP ont été des garde-fous : nous étions à l'écoute les uns des autres », se souvient-elle. « Nous demandions à nos jeunes médecins de se poser trois questions : quel est l'objectif fixé pour le patient ? Quel est le souhait qu'il a exprimé ? As-tu partagé l'information avec l'ensemble des acteurs ? Nous revenions ainsi tous aux fondamentaux de la médecine », poursuit-elle.
La Dr Nazmiye Arras, somaticienne dans le Val D’Oise, décrit, elle, une immense collaboration entre tous les corps de métiers, des soignants jusqu’à la femme de ménage, au-delà de toute hiérarchie, et même, entre les structures privées et publiques, pour transformer les 28 lits du service en lits Covid. « C’était peut-être un climat de guerre, mais il n’y avait plus de burn-out, d’arrêts maladies, ni de sous-effectif. L’institution s’est souciée du soignant, on ne parlait plus de T2A ou de DMS (durée moyenne de séjour). L’enjeu c’était l’humain... Une confraternité et une bienveillance qui existe hors Covid à la PASS Saint-Louis » où elle a exercé, ajoute-t-elle.
Le pas de côté
Faut-il retenir de la crise du printemps que l'humain n'existe que lorsque disparaît tout objectif de performance ? « Je n'ai rien contre ce concept. Mais il peut avoir des effets indésirables ; l'exclusion est parfois liée au développement de l'efficacité », considère le Dr Bruno De Goer, médecin à la PASS de Chambéry. Exemple : « Mme Babette arrive en retard à l'hôpital. Elle est essoufflée, gênée, explique qu'elle a dû marcher en raison d'une grève de bus, alors qu'elle souffre d'arthrose. Immense effort, reçu par...un reproche. Mais ne faut-il pas être performant ? ». « Le rapport gestionnaire, la rationalisation à l'extrême, via la quantification, les tableaux Excel qui seuls diraient ce qui est réel, conduisent à l'oubli de l'expérience humaine, de cette alchimie entre certitude et incertitude, du relationnel, du soin », analyse le philosophe Fabrice Midal.
L'humain serait alors cet indicible, ce pas de côté par rapport aux protocoles. Comme ce geste de Maroua Atwa, du bureau des étrangers de la Pass Saint-Louis. « Une femme arrive de l'étranger, elle souffre d'un cancer de la thyroïde, elle est en retard. À l'accueil, on lui dit d'aller à la caisse, puis au bureau des étrangers, elle est perdue, a oublié son coupon à l'hôtel, je finis par l'accompagner jusqu'au scanner ». On lui fait remarquer que là n'est pas son rôle. C'est pourtant cette main tendue (plus que les soins techniques !) que remerciera plus tard la patiente dans un courrier à l'hôpital.
L'humain serait aussi cette capacité à oublier l'institution pour se mettre à la place de l'autre. Bertrand Galichon, chef adjoint du service des urgences de l'hôpital Lariboisière, se remémore l'arrivée chaotique d'un SDF cul-de-jatte, nu et souillé. « Je dis ce que l'institution veut que je dise : "on va s'occuper de vous". Il m'engueule : "Il faut me faire une injection, que ça s'arrête ! Enlève ta blouse et tu finiras par comprendre ce que je vis " ». L'urgentiste retient le conseil. « Le malade vient raconter une histoire. Le médecin doit écouter ce qu'on lui dit pour avoir les clefs du soin ; il faut parfois savoir faire tomber sa blouse et son stéthoscope pour qu'il y ait un dialogue ».
Dédiaboliser protocoles et productivité
Humain et performance s'opposent-ils si frontalement ? Non, répond la présidente du Collectif national des PASS, Claire Georges-Tarragano. Responsable médicale de la PASS de l'hôpital Saint-Louis, elle n'a de cesse de chercher à « concilier l'intérêt du patient et celui de la communauté, de rapprocher les valeurs du soin et les contraintes économiques ».
C'est ainsi qu'elle a conçu la méthode « SIMPLE » pour aider à la prise de décision quand différents intérêts s'affrontent et que la collégialité est indispensable (voir encadré). L'idée est de traiter « au plus tôt tous ensemble » des situations complexes, et éviter qu'elles ne deviennent inextricables. « Faute de dialogue, chaque acteur d'une prise en charge risque de se sentir remis en cause, et l'on s'éloigne de la demande du patient », met-elle en garde.
Pas plus qu'humain et protocole ne s'excluent, l'économiste Clémence Thébaut invite à dédiaboliser la notion de productivité en santé. Celle-ci se définit par l'augmentation de la quantité et/ou de la qualité d'un bien ou d'un service à ressource constante. Dans les services immatériels comme le soin, la productivité existe bel et bien et peut se traduire par l'amélioration de la formation des professionnels et de leur coordination. Mais avec des spécificités : la productivité n'est pas illimitée, car les outils sont les hommes et les femmes, elle doit être bornée par des impératifs moraux, et elle est difficilement mesurable, car le produit est la transformation d'autrui. « Dans le soin, le service est co-produit par le soignant et le patient, sans oublier l'influence de l'environnement...Difficile de mesurer des gains de productivité, d'autant que la situation de départ de chaque patient est unique », considère Clémence Thébaut. La standardisation est impossible. Une limite ? « En temps de crise, cela peut se révéler un atout, assure l'économiste. Autant adapter des chaînes de production de tests Covid prend du temps, autant l'humain peut inventer des interactions très rapidement ».
Alors que la France s'enfonce dans la deuxième vague épidémique, que restera-t-il de l'humain ? Les soignants pourront-ils, cet automne, retrouver cette lumière qui a pu adoucir les tragédies des fins de vie isolées et des vulnérabilités abandonnées au printemps ? Qu'en sera-t-il dans l'après-crise ? Le Pr Didier Sicard prévient. Si les PASS cultivent de longue date le sens de l'humain dans toute sa complexité, elles ne doivent pas rester « la bonne conscience de l'hôpital ». « Elles doivent sortir de leur ghetto et irradier au dehors », exhorte-t-il.
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