LE QUOTIDIEN : Sous quel angle Emmanuel Levinas aborde-t-il la médecine dans son œuvre ?
FLORA BASTIANI : Si Levinas n’a pas consacré de livre dédié à la médecine en tant que discipline, les thèmes du soin et de l'éthique sont centraux dans sa réflexion. Levinas pose la question : qui suis-je devant autrui, autrui en tant qu'il est en état de faiblesse et a besoin de moi ?
Dès ses écrits avant la guerre et la Shoah, puis après guerre, comme dans « Le temps et l'autre », il aborde des thématiques comme la relation corporelle, la filiation, la question du temps qui passe, la souffrance, la mort, puis il se questionne sur le devoir qui nous incombe d’aider le plus faible.
En quoi sa réflexion sur l'éthique peut-elle éclairer le monde médical ?
À travers l’œuvre de Levinas, on comprend que faire de l'éthique ne signifie pas créer une règle générale. Il nous montre qu'il faut absolument considérer autrui pour lui-même : c'est la relation, sa dimension exceptionnelle, qui permet d'agir pour l'autre. Aussi ne peut-on vouloir répliquer systématiquement une décision prise dans une situation particulière à d'autres situations. Contrairement à Kant, qui élabore des règles a priori qui auraient une résistance par rapport à l'expérience, Levinas pense l'éthique comme adaptation aux circonstances très particulières, dans lesquelles la possibilité que j'ai d'aider autrui se pose. C'est une telle conception que l'on peut retrouver dans les comités d'éthique des hôpitaux ou lors des réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP).
En même temps, Levinas considère que la manière dont se pose la question éthique tend à une généralisation : on peut tirer quelque chose d'une expérience exceptionnelle, qui prend alors une dimension politique.
Levinas décrit ainsi un point de bascule entre devoir éthique et règles générales, un passage d'une relation exclusive avec autrui (comme mon devoir d'aide à l'égard de mon enfant) vers une situation où le devoir de soin se généralise à tous. Dire que tous les citoyens ont accès aux soins est, d'un point de vue levinassien, une application politique de l'éthique.
Levinas permet donc de penser l'articulation entre éthique et politique dans le contexte médical. À première vue, on pourrait ne voir qu'une contradiction entre des RCP et l'établissement d'une charte ou de règles déontologiques qui valent pour tous. Pourtant, leur articulation est nécessaire. Par exemple, à l'hôpital des enfants de Toulouse, la règle veut qu'un seul parent puisse rester la nuit au chevet d'un jeune patient. Mais pour un enfant en fin de vie, une équipe pourrait autoriser les deux parents à le veiller. Cette entorse apparente à la charte répond en fait au devoir éthique de prendre en compte les particularités d'une situation. Ainsi, il importe d’avoir un va-et-vient constant entre la dimension politique, d’orientation générale, et le sens éthique qui se noue dans la relation singulière.
Que vous apporte Levinas dans vos propres travaux sur l'éthique en santé ?
Je puise dans le concept d'éthique de Levinas des outils pour interroger des situations concrètes. Levinas a repris la méthode d'analyse de la perception de la phénoménologie en la faisant évoluer autour d'une question : que puis-je faire pour autrui en état de faiblesse ? Il invite chacun de nous à se questionner sur sa place devant autrui, d'autant qu'il considère que chacun est exceptionnel, avec des capacités qui ne sont pas équivalentes.
Actuellement, j'écris un ouvrage qui porte sur la relation que les infirmiers établissent avec des malades inconscients, en particulier en réanimation pour lutter contre le « trou de réanimation » (difficulté à se réinsérer dans le monde après une période de coma). L'inspiration lévinassienne permet d'appréhender la manière par laquelle les soignants mettent en place des dispositifs qui visent à ce que le patient survive à son état d’extrême détresse : ce sont des soins techniques, mais aussi non techniques, qui consistent à prendre soin de la personne en tant que telle et à lui donner une place dans le monde.
La lecture de Levinas nous rend aussi attentifs au fait que, lorsque je rencontre autrui, il y a des éléments touchant à mon confort que je mets de côté parce qu’ils me semblent secondaires. Et effectivement, les soignants que j'ai pu rencontrer m'ont expliqué que le service de réanimation est plongé dans le noir la nuit pour ne pas troubler le rythme des malades, même inconscients. Travailler à la lumière des veilleuses pourrait paraître une contrainte, or aucun infirmier ne s'en est plaint. Il est admis que le bien pour autrui prime.
Comment appréhender la maladie, selon Levinas ?
Plusieurs textes (« Le temps et l'autre », « Totalité et infini ») abordent la question de la souffrance physique où pointe l'horizon angoissant de la mort. Dans sa préface à l'ouvrage de la gérontologue Renée Sebag Lanoë (« Soigner le grand âge »), Levinas explique combien il est précieux, dans les derniers moments, de donner à autrui qui souffre toute sa place d'être humain qui aime des choses et en déteste d'autres, qui pleure et qui rit. Continuer à voir en lui la personne, et pas seulement le malade, le maintient dans une humanité tissée par la relation. Jusqu'au bout, il faut permettre à la personne d'être présente devant quelqu'un, et rester le témoin de cette présence unique. C’était le fil conducteur de l’ouvrage « Soin et fin de vie » que j’ai co-dirigé.
Comment pense-t-il l'articulation entre science et soin ?
Dans « Autrement qu'être ou au-delà de l'essence », figure un passage qui montre le fil sur lequel se trouve la médecine : d'un côté, elle risque de glisser vers un contrôle des corps, excluant le malade de la société ; de l'autre, elle peut restaurer l'humanité d'une personne malade et lui permettre d’être entourée par la société. Levinas pointe le risque d'un pouvoir médical qui oublierait qu'il a affaire à des êtres singuliers, et verserait dans une forme politique détachée de son origine éthique. La médecine est pour lui un pouvoir qui appelle une grande responsabilité vis-à-vis des autres.
Vous êtes co-responsable du master éthique du soin et recherche. Comment enseigner la pensée exigeante de Levinas à des soignants ?
J'observe, dans ces promotions constituées de soignants, de philosophes et de juristes, qu'il y a une compréhension spontanée des thèses de Levinas, relatives à la vulnérabilité de l'autre qui renvoie à notre responsabilité. L'enseignement consiste à établir des ponts entre l'expérience clinique et les textes qui ne traitent pas toujours explicitement de ce qui se passe sur le terrain. Mais ceci est justifié : Levinas laisse à chacun la liberté de découvrir les moyens dont il dispose pour se mettre au service d’autrui.
La crise du Covid-19 a mis l'éthique sur le devant la scène. Quel regard portez-vous sur cette période ?
La pandémie a rendu très vive la question de l'articulation de l'éthique au politique. Le défi des comités d'éthique a été de rester indépendants face au politique, et de ne pas se laisser instrumentaliser pour valider des réponses institutionnelles. Il y a dysfonctionnement quand un établissement cherche à faire valider une décision de principe qu'il aurait prise (par exemple sur des restrictions) par un comité d'éthique. C'est inverser l'ordre des choses entre politique et éthique. En effet, pour Levinas, la question éthique est première, elle nous enseigne, et les principes généraux ne peuvent être que secondaires.
Mais faire de l'éthique prend du temps, or la pandémie a créé des situations d'urgence. Dans les services de réanimation, les anesthésistes-réanimateurs ont été contraints de prendre chaque jour plusieurs décisions lourdes, dans une moindre collégialité. Le poids de la décision est alors beaucoup trop lourd et provoque une usure psychologique.
Le premier temps de la pandémie a été marqué par une prise de conscience et un grand soutien aux soignants de la part de la société. Mais la lassitude a depuis laissé place à un individualisme oublieux de l’importance du soin. C’est une manière de laisser les soignants seuls avec leurs difficultés, dont la responsabilité des décisions prises. Ce renversement est terrible du point de vue de la pensée de Levinas, qui rappelle qu'en tant que citoyen, nous sommes responsables individuellement de nourrir le sens éthique de notre société. Chaque fois que nous nous replions sur les intérêts individuels, nous oublions notre devoir vis-à-vis de la communauté humaine.
*« La vie entre éthique et science », collectif sous la direction de Flora Bastiani et Joëlle Hansel, collection SIREL/Actualité de Levinas, éditions Manucius, 253 pages, 24 euros
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