16 millions de bulletins blancs et d’abstention au deuxième tour. Et 50 % des votes exprimés au premier tour pour des programmes hors sol, se livrant à des concours de Père Noël contre « le système ».
L’élection présidentielle a mis au jour une fracture entre deux France, dans et hors les urnes : celle des vainqueurs de la mondialisation, et celle des vaincus, touchés à des titres divers par la pauvreté, la précarisation, le sentiment d’exclusion et d’abandon. « Parmi d’autres facteurs, comme la crise industrielle, le rejet de la classe politique a connu une ampleur exceptionnelle certainement en raison des inégalités dans l’accès aux soins, analyse Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières et professeur à l’IEP. En France, plus vous vous éloignez du centre de votre région, plus votre gradient d’espérance de vie chute, que ce soit dans les banlieues ou dans les zones rurales. Or, aucun candidat n’a pris en considération les problèmes de la carte sanitaire, les reléguant au second rang du débat et alimentant du coup la colère des électeurs concernés. » « Dans nos programmes sur le terrain, dans les déserts médicaux d’Auvergne et de la vallée de l’Aude, confirme le directeur des opérations France de Médecins du monde, Yannick Le Bihan, nous l’avons vérifié : le sentiment d’abandon a alimenté l’abstention et le vote populiste et protestataire. »
« La seule question santé qui a été traitée, fut celle l’assurance-maladie, sous l’angle financier, sans prendre en compte l’articulation entre le médical et le social, se désole Pierre Micheletti, vice-président d’Action contre la faim et enseignant à Sciences Po Grenoble. Ponctuellement, la question de la santé des migrants n’aura été abordée que pour des surenchères sur l’AME (aide médicale d’État), agitée souvent comme un épouvantail. »
Plaidoyer de MdM
Les associations ont pourtant essayé d’engager le débat sur les inégalités sociales de santé. Ainsi, Médecins du Monde a lancé avant le premier tour un « plaidoyer pour permettre un meilleur accès aux soins pour tous ». MDM demandait la révision du mécanisme de fixation du prix des médicaments innovants, la réforme des règles du marché des produits de santé, la transparence et la démocratie sanitaire, ainsi que la sanctuarisation des lieux de soins, des personnels soignants et humanitaires sur les territoires en conflits. « Hormis Benoît Hamon, précise Yannick Le Bihan, les entourages des candidats nous ont écoutés poliment, sans contracter le moindre engagement. »
Fataliste, le Pr Marc Gentilini, ex-président de la Croix-Rouge française, constate qu’« une fois de plus, les problématiques de précarité n’ont pas été prises en considération, parce que la pauvreté, c’est ringard, c’est sale et ça sent mauvais. Tant pis pour les femmes abandonnées, battues, violées, les enfants sans identité, les petits drogués, les handicapés abandonnés, les gens sans famille et sans logement, les édentés, les prisonniers sans droits à la santé. La litanie des souffrants sans accès suffisants aux soins est sans fin, elle comprend aussi des personnes qui ont un travail et un logement, mais qui n’arrivent pas à boucler les fins de mois. Or, leur sort ne mobilise pas les politiques, ni les médias. »
Dans ces conditions, « comment s’étonner qu’une majorité de Français ne se retrouve pas dans les discours politiques, demande la chef de Mission France de Médecins sans frontières, Corinne Tore, ils ne sont pas concernés par les discours politiques, ils ont cessé de croire à un possible changement et donc ils cessent de voter. Ou ils votent pour les extrêmes. »
« Même quand des propositions sont intéressantes pour améliorer la vie quotidienne, observe Pierre Micheletti, elles sont inadaptées : rembourser à 100 % les lunettes, les prothèses auditives et dentaires, c’est bien, mais qu’est-ce qu’un très bon remboursement quand on est au fin fond d’un désert médical ? Qu’est-ce qu’un doublement du nombre des maisons de santé pluridisciplinaires quand il n’y a pas de praticiens pour s’y installer ? Qu’est-ce qu’une organisation territoriale de santé avec son administration technocratique, quand il n’y a pas de professionnels sur les territoires ? »
Injustices démographiques
Ces territoires connaissent une grande inégalité dans l’accès aux soins. « En zone rurale, les dispositifs contrats de ville, ateliers santé ville n’ont pas cours. Les ARS développent des actions de santé laissées à la seule charge des coordonnateurs territoriaux lorsqu’ils existent, le maillage restant fragile et les moyens faibles », note le Pr Olivier Lesens, responsable du DU santé précarité de Clermont-Ferrand. « Dans les zones périurbaines sensibles, depuis des années, les rapports montrent que les habitants sont plus souvent que d’autres en mauvaise santé, ou sujets à des maladies chroniques. Ils sont victimes à la fois d’une situation socio-économique dégradée et des carences de l’offre de soins », observe Jean-Yves Lefeuvre, délégué de la Fédération nationale des centres de santé.
Et dans les rues des centres urbains, relève le Dr Xavier Carrard, médecin directeur des centres de santé mutualistes, « les SDF, plus nombreux et plus visibles, ballottés entre les centres d’hébergement, accumulent tous les facteurs de risques, maladies potentielles, désordres socio-économiques et culturels, troubles psycho-pathologiques qui concourent à créer ou à aggraver les addictions aux drogues et alcools. Leur âge moyen de décès est de 41 ans pour les femmes et de 56 ans pour les hommes. »
Devant ces divers tableaux des inégalités d'accès aux soins, les professionnels, dans les associations ou les structures publiques, tentent de tisser du lien, à l’instar de Suzanne Tartière, en charge du développement médico-social au SAMU de Paris : « Quand une personne appelle le SAMU trois fois au cours du même mois, il y a forcément un problème social à la clé, il faut repérer toutes les facettes de l’urgence médico-psycho-sociale pour activer la coordination, la mise en réseau des diverses structures. » C’est cette « démocratie sanitaire » que Pierre Micheletti veut mettre en œuvre, avec l’élaboration d’« une politique ciblant franchement les inégalités sociales de santé ». « Tout le monde est d’accord, tous les candidats sont informés, mais aucun d’eux ne s’est engagé sur ce terrain de la transversalité du soin et du social, pour exclure l’exclusion de France, constate Xavier Emmanuelli, ancien ministre et fondateur du SAMU social. D’où la montée de la colère. »
À lire : « La santé des populations vulnérables », sous la direction de Pierre Micheletti, Ellipses, 416 p., 28 €
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