LE QUOTIDIEN : Quel regard portez-vous sur la médecine aujourd'hui ?
BERNARD STIEGLER : Les questions d'éthique liées à la technologie résultent d'un changement très profond du statut et de la nature de la technique au cours des trois derniers siècles.
Entre le XVIIIe et le XIXe siècles, la technique et la science se sont rapprochées en vue d'optimiser l'efficacité économique de la société devenant ainsi industrielle. Une rupture par rapport à Socrate, pour qui la science ne pouvait être soumise aux logiques de marché.
L'intégration de la science dans la technologie s'intensifie et se systématise au XXe siècle et devient au XXIe siècle « disruptive ». La disruption advient avec les réseaux numériques et le web, conduisant dans le champ médical à l'« info-médecine ».
Un tel bouleversement ouvre un immense problème épistémologique qu'il faut traiter comme tel. Tant que ce ne sera pas le cas, on demeurera dans l'actuel marasme thérapeutique.
Comment refonder cette épistémologie des sciences et techniques ?
André Leroi-Gourhan a montré en 1965 que l'homme est un vivant technique conditionné par les organes artificiels qui forment la base de son évolution. Georges Canguilhem avait pensé dans le même sens en 1943 dans « Le normal et le pathologique ».
Le biologiste Alfred Lotka publie en 1945 un article où il soutient que l'évolution humaine se produit à travers des organes exo-somatiques, hors du corps, et non biologiques. L'économiste Nicholas Georgescu-Roegen soutiendra que l'économie des échanges doit être conçue en conséquence comme ce qui se substitue à la biologie.
Dans ses premières recherches, Lotka avait mobilisé la théorie de l'entropie*. Les organismes vivants produisent de l'entropie négative, et leurs organes sont au service de cette lutte pour différer l'entropie – c'est-à-dire la mort. L'être humain lutte lui-même contre l'entropie à travers des organes artificiels mais, à la différence des organes vivants, ils peuvent aussi produire de l'entropie. Ce sont, comme tous les artefacts, des « pharmaka » (pluriel de pharmakon, terme employé par Socrate pour qualifier la technique) : à la fois remèdes et poisons.
Il ne s'agit pas d'être « pour » ou « contre » la technique : il s'agit de la penser pour panser avec elle et dans un contexte tel qu'aujourd'hui, la technologie se développe à une vitesse qui court-circuite la science – et génère dans le champ industriel l'ère de la « post-vérité ». La science soumise à l'efficience pour l'efficience sort des canons scientifiques.
La révision de la loi de bioéthique est l'occasion de discuter de l'autorisation de certaines techniques. Sur quels critères prendre des décisions ?
Ces critères doivent être scientifiques. Les sciences produisent des critériologies pour définir leurs objets, chantier sans cesse remis sur le métier à travers les controverses scientifiques dont les académies arbitrent plus ou moins heureusement la légitimité. Mais actuellement cette fonction critique et critériologique est oblitérée précisément parce que la question (de la technique) ouverte par Lotka, Canguilhem et Leroi-Gourhan n'est pas prise en compte.
La politeia qui constitue la société politique repose sur le fait que les décisions sont prises par un collectif qui délibère à partir des critériologies issues des sciences et des savoirs rationnels. Si l'on ne peut pas produire de démonstration mathématique dans le champ juridique, on peut argumenter sur une loi à partir de modèles rationnels qui font de la démonstration leur canon. Aujourd'hui ces modèles font défaut parce que la technique et la technologie restent largement impensées.
Quelles sont les problématiques soulevées par l'info-médecine ?
Cette médecine est anti-scientifique : elle utilise des modèles algorithmiques générateurs d'entropie. Formater de grandes quantités de données et faire des extrapolations sur des moyennes, c'est exclure les exceptions. Or le vivant n'évolue que depuis ces exceptions. En outre l'automatisation conduit à la prolétarisation des médecins : l'aide au diagnostic qui peut évidemment avoir une grande utilité peut être aussi dangereuse lorsque le médecin passe au service d'un système dont il ne comprend plus le fonctionnement.
Si l'Europe ne développe pas pour ce marché un modèle alternatif orienté par la lutte contre l'entropie, seule définition possible de la santé, il lui échappera, et la santé se dégradera encore. L'Europe doit repenser l'épistémologie médicale à l'heure des algorithmes, et pour un autre modèle d'info-médecine. Johan Mathé, ancien directeur technique de l'IRI, travaille en Californie sur un modèle algorithmique d'aide au traitement de maladies cardiaques fondé sur un dialogue entre la machine et le médecin, qui, au lieu de prolétariser celui-ci, augmente son savoir.
Lorsque les patients fournissent leurs données aux plateformes, est-ce une forme de prolétarisation ?
Évidemment : les patients devenant des consommateurs sont prolétarisés. Un bon médecin, selon Kant, ne dit pas : « faites-moi confiance je m'occupe de tout », mais « Occupez-vous de vous-mêmes, je vous aiderai à vous soigner ». Il faudrait faire de la maladie un savoir des patients – et non seulement quantifier leur comportement via le quantified self ou les big data.
Les conditions de travail des médecins sont devenues parfois terribles – et soumises aux logiques des laboratoires qui aggravent trop souvent les effets secondaires toxiques d'un modèle de moins en moins solvable et qui nécessiterait une reconsidération globale de ce qu'il en est de la santé de l'animal technique qu'est l'être humain.
Comment réintroduire et redéfinir le soin, dans cette médecine très efficiente, mais débordée par le mal-être des soignants et patients ?
Prendre soin de soi, des autres, des environs, c'est lutter contre des forces qui produisent de l'entropie. En cela, le soin est un savoir – de soi, de l'autre, du milieu. Soigner c'est produire de l'entropie négative. C'est aussi le sens de tout savoir. Cela suppose une déprolétarisation de tous – médecins, patients, scientifiques, etc. Le soin ainsi conçu doit venir au cœur de l'économie. L'automatisation en remplaçant de plus en plus d'emplois renforcera l'entropie. L'avenir de l'économie est dans la création d'activités de travail productrices de néguentropie.
Quel est votre regard sur le rapport de Cédric Villani sur l'Intelligence artificielle ?
Il pose qu'il faut développer de nouvelles formes de travail. Mais il occulte le problème de l'entropie. Big data, deep learning et IA sont des technologies analytiques de l'entendement. La raison, que Kant distingue pour cela de l'entendement, est synthétique. Un médecin doit savoir analyser (identifier un symptôme), mais la prescription est une synthèse, qui n'est pas de l'ordre du calcul et qui respecte la singularité du patient.
* En physique, grandeur qui permet d'évaluer la dégradation de l'énergie d'un système.
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