Le Dr Thierry Bour, président du Syndicat national des ophtalmologistes de France (SNOF), alerte sur les pratiques et facturations abusives, voire frauduleuses, de centres de santé spécialisés en ophtalmologie. Il estime à 22 millions d'euros le coût de ces fraudes en 2020 et appelle à faire preuve de fermeté.
LE QUOTIDIEN : Vous alertez depuis des mois sur les dérives de certains centres de santé spécialisés en ophtalmologie. Pourquoi ?
Dr THIERRY BOUR : Tout a commencé au début de l'année 2018 avec l'apparition de centres de santé d'un nouveau type. Ils faisaient de la publicité en vitrine, comme des magasins, affichant des pancartes « Ici, examens remboursés à 100 % avec OCT et fond d'œil ».
Ce phénomène s'est développé rapidement à la suite de trois événements : l'assouplissement de la réglementation des centres de santé permettant à des holdings quasiment commerciales d'ouvrir des structures ; la possibilité de facturer certaines cotations courantes d'orthoptie, comme la mesure de l'acuité visuelle et la réfraction, en plus de la nomenclature des ophtalmologistes ; et la suppression dans les bilans d'orthoptie de toute notion de temps. Avant 2018, il fallait que chaque examen dure 30 minutes, aujourd'hui dans certains centres de santé cela prend à peine une minute ! Ces trois éléments réunis ont créé un effet d'aubaine pour des gens qui voulaient faire un business sur la santé visuelle sans respecter les règles de bonne pratique.
Vous parlez de fraudes. Comment procèdent ces centres de santé exactement ?
Grâce au tiers payant et à l'absence de dépassement, les patients peuvent y faire une batterie d'examens, en apparence gratuite, même s'ils ne nécessitent qu'un contrôle ou un renouvellement de lunettes. Il leur est généralement proposé un forfait à 100 ou 120 euros. Lors de leur venue, les patients passent devant trois ou quatre professionnels différents… On leur fait passer des examens qui ne sont pas systématiques habituellement comme un OCT, un bilan orthoptique ou une vision des couleurs. Parfois, deux examens identiques sont facturés à quelques jours d'intervalle sans que le patient ne revienne.
On est là sur des actes fictifs. Il semblerait par ailleurs qu'il y ait parfois des accointances entre certains centres de santé et des magasins d'optique. Il y a un détournement du tiers payant généralisé pour camoufler la fraude. Il y a aujourd'hui à peu près 100 à 110 centres de santé qui font de l'ophtalmologie en France. Sur ceux-là, à mon sens, une quarantaine pratiquent la fraude.
Vous avancez le chiffre de 22 millions d'euros de fraudes en 2020. D'où vient-il ?
Ce chiffre provient de l'organisme de répression des fraudes de l'Assurance-maladie. Ces 22 millions représentent les actes dont on peut être sûrs qu'il s'agit de cotations abusives ou de fraudes. Mais le chiffre réel est sans doute beaucoup plus important.
Il n'y a qu'à comparer les cotations entre les cabinets et les centres de santé. En 2019, il y a eu une flambée des dépenses maladie de 5 % alors que les ophtalmos libéraux n'étaient en augmentation que de 0,66 %. Toute la hausse venait de ces centres de santé. Le coût par séance dans un cabinet libéral est d'environ 45 euros, il est de 90 euros dans un centre de santé ! Chez certains, il est autour de 120 euros.
Pour donner une idée, dans les centres de santé en 2019, 28 % des patients avaient passé un bilan orthoptique en plus de leur consultation d'ophtalmo. Ce chiffre se situe autour de 1 % en cabinet. C'est encore plus caricatural pour la vision des couleurs dont les examens ont été multipliés par 170 entre 2019 et 2020.
En 2020, avec l'épidémie de Covid-19, l'activité des ophtalmos de ville n'a augmenté que de 5 %. Par contre dans les centres de santé, elle a été doublée. Cette dérive d'une quarantaine de centres de santé ne se voit pas rapportée aux 4 800 ophtalmos de ville. Mais quand on isole les statistiques, cela saute aux yeux.
Quelles conséquences ces pratiques ont-t-elles sur les cabinets de ville ?
Il y a une rupture de concurrence énorme. Ces centres de santé ont des moyens financiers beaucoup plus importants et peuvent embaucher plus facilement. Les ophtalmos qui travaillent dans ces centres de santé ont des salaires très élevés, parfois jusqu'à 20 000 euros par mois. En les payant deux fois plus, ils débauchent aussi les orthoptistes des cabinets et des hôpitaux alentour.
Il y a aussi un risque de contamination des mauvaises pratiques car elles sont facilement reproductibles en cabinet. La CNAM a mis du temps à comprendre tout cela. Son dernier rapport « charges et produits » a mis pour la première fois en évidence des anomalies de facturation.
Ce qu'on réclame, c'est la prise de conscience de l'ampleur du phénomène. Et que la réglementation autour des centres de santé soit renforcée après avoir été peut-être trop assouplie. Il faut aussi revoir les règles de cotation entre l'orthoptie et l'ophtalmo. On peut imaginer des fermetures, au moins temporaires, de certains centres de santé. Cela permettrait d'envoyer un message de fermeté aux autres.
54 % des médecins femmes ont été victimes de violences sexistes et sexuelles, selon une enquête de l’Ordre
Installation : quand un cabinet éphémère séduit les jeunes praticiens
À l’AP-HM, dans l’attente du procès d’un psychiatre accusé de viols
Le texte sur la fin de vie examiné à l'Assemblée à partir de fin janvier