Rachid entendit bientôt un vrombissement de moteur. Un son quasiment irréel au départ, saugrenu dans cet endroit, mais qui prenait une consistance dure. Il fixa les points qui grossissaient au loin. Juan et trois de ses hommes arrivaient sur des motos de trial. Les renseignements étaient bons. Hugo n'avait jamais voulu leur dire comment il les avait obtenus. Privilège du chef, ne pas tout révéler, bien marquer sa différence, son territoire. Rachid sentit la sueur couler dans ses yeux. Ce n’était pas le moment de flancher. Il essaya de se concentrer sur le paysage, les arbres accrochés aux parois qui défiaient le vide en se penchant sur l’eau turquoise, le vol d'une mouette qui troublait l'horizon. Mais la trouille l’emportait, c’était comme si ses poumons manquaient d’air. Un vertige monstrueux qui allait finir par l'emporter si les choses duraient trop longtemps. Il pensa à sa mère, Aïcha. Il n'osait imaginer ce qu'elle lui ferait si elle savait ce qu'il s'apprêtait à commettre. Il se força à respirer par petites goulées. Juan et ses hommes avaient mis pied à terre. Il les apercevait à travers les trouées d’un feuillage séché par le vent et le sel. Et puis bientôt le son caractéristique d'un zodiac surpuissant. Les autres approchaient à leur tour. L’échange allait avoir lieu. Comme convenu. C’était juste après que tout s’enchaînerait. Quelques minutes pour changer de vie.
Ils seraient riches.
Ou morts.
Yves Tardieu caressa du regard son cabinet. Son antre, comme il aimait le nommer. La table d’auscultation sur laquelle s’étaient allongés tant de patients. La balance dans un angle. La bibliothèque où siégeaient d’imposants ouvrages, puits d’une connaissance ancestrale remplis de mots à consonances latines que seuls les initiés comme lui pouvaient comprendre. Il s’assit à son bureau, caressa le sous-main où il avait rédigé une multitude d’ordonnances. Tout cela allait-il lui manquer ? Il fallait savoir tourner la page. Il en était d’une expérience professionnelle comme du reste. Manque, regrets, période de flottement avant que le quotidien ne reprenne le dessus et vous porte vers un ailleurs où se dissolvaient les actes manqués et les souvenirs plus lumineux.
Même si certaines choses ne disparaissaient jamais totalement et restaient comme des cailloux trop lourds qui pesaient au fond des poches. Il allait laisser tant de choses ici. Des vivants et des morts. Des fantômes par dizaine. Dont celui de Montale, son ami flic qui lui avait fait découvrir les calanques. La nostalgie baveuse dans laquelle il sombrait doucement éveillait maintenant en lui des échos douloureux. Tatiana. Son prénom qui résonnait en force dans sa mémoire. Un morceau de vie, flamboyant comme un soleil géant puis carbonisé dans un brasier immense. On titube toujours quand notre centre de gravité n'est plus en nous mais dans l'autre et que cette âme sœur se fait la malle.
Réagir. Ne pas se laisser emporter. S’attacher à ce dernier jour dans ce cabinet planté au cœur de cette cour des miracles collée à cette ville bigarrée tournée vers la mer. Et voir plus loin, regarder en face ce futur immédiat où l’attendait déjà une autre existence.
Il se leva, ouvrit la porte de la salle d’attente. Ils étaient déjà quelques-uns à l’attendre, certains les yeux un peu plus rouges qu’à l’accoutumée.
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