Auriane Guilbaud Politologue de l'université Paris 8

« L'OMS a été déstabilisée et fragilisée par les quatre années de Trump »

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Publié le 26/02/2021
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Les États-Unis se sont retirés de l’Organisation mondiale de la santé sous la présidence Trump. Un coup dur pour le multilatéralisme. Si l’épisode est clos avec l’élection de Biden, les choses redeviendront-elles comme avant ? Analyse d’Auriane Guilbaud, maîtresse de conférences en science politique à l’université Paris 8, spécialisée dans la gouvernance de la santé.

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LE QUOTIDIEN : Quels seront les effets à long terme de la période Trump sur l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et sur ses relations avec les États-Unis ?

AURIANE GUILBAUD : L’OMS s’est retrouvée sur le devant de la scène. Elle a été déstabilisée et fragilisée. Et avec elle, c’est la coopération sanitaire internationale qui a été malmenée. Quand un acteur majeur annonce qu’il préfère l’unilatéralisme ou la collaboration bilatérale au multilatéralisme, cela peut montrer l’exemple à d’autres États tentés par la même voie. Il va falloir reconstruire la confiance.

Le fait que Donald Trump décide de retirer son pays de l’OMS a eu une conséquence importante au sein de l’agence des Nations unies : le lancement rapide d’enquêtes sur la gestion mondiale de la pandémie, et notamment sur la réaction et le fonctionnement de l’institution. Cela s’était déjà produit à l’issue de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, mais cette fois-ci, cela s’est fait très tôt car il s’agit d’un sujet politique brûlant. Un processus d’évaluation du règlement sanitaire international est également en cours.

Traditionnellement, quel est le poids des États-Unis dans l'OMS ? Ce pays est-il généralement très impliqué ?

S’ils sont très impliqués dans la santé mondiale, les États-Unis ont toujours eu une attitude variable vis-à-vis du multilatéralisme, selon la couleur politique de l’administration au pouvoir. L’administration Trump n’est pas la première à agiter la menace d’un retrait du pays et de sa contribution financière.

Dans les années 1980, l’administration Reagan était déjà peu portée sur la coopération internationale. Elle avait pesé de tout son poids pour empêcher la création d’un programme visant à rendre le plus accessible possible les médicaments essentiels. Ils ont aussi durement combattu l’établissement d’un code des pratiques commerciales à destination des entreprises fabriquant du lait pour nourrisson.

Il est intéressant de voir que ces résolutions ont tout de même été adoptées et que les Américains sont entrés dans un processus de négociation, malgré les menaces de l’administration Reagan de suspendre ses financements.

La manœuvre de l'administration Trump n'était donc pas inédite ?

Non, mais Donald Trump est allé au-delà de ce qu’avait fait Ronald Reagan, dans le sens où son annonce a pris tout le monde par surprise en pleine crise mondiale, et qu’il a mis sa menace à exécution. Comme le processus de retrait prend un an, il n’a donc pas eu le temps d’aller jusqu’au bout, puisqu’il a été annulé par Joe Biden, mais rien ne laisse penser que Donald Trump aurait fait machine arrière s’il avait été élu, car il n’était pas prêt à faire des compromis.

Rappelez-nous quelles sont les raisons qui ont motivé la décision de retrait de l'OMS par Donald Trump ?

Le 14 avril 2020, le président américain avançait trois raisons principales. Tout d’abord, il n’avait pas apprécié les critiques adressées par l’OMS envers sa décision de fermer les frontières. Ensuite, il dénonçait l’absence de critiques de l’organisation à l’intention du régime chinois et, enfin, il estimait que l’OMS avait tardé à prévenir le reste du monde de la pandémie. Originellement, il était question de seulement suspendre les financements, le temps qu’une commission d’enquête soit menée.

Il faut bien avoir en tête le contexte du printemps 2020. La campagne présidentielle américaine bat alors son plein et la gestion de la pandémie y est très fortement critiquée. L’urgence de santé publique a été donnée trois mois auparavant par l’OMS, et on reproche à Trump de n’avoir rien fait depuis.

Cette décision de Trump s’inscrit dans sa stratégie électorale pour un second mandat : il doit avoir un discours ferme et confrontationnel avec la Chine, à la suite des tensions géopolitiques depuis le début de son mandat.

Comment la chercheuse que vous êtes mesure l'influence d'un pays ou d'un contributeur dans une enceinte comme l'OMS ?

La mesure de l’influence d’un acteur est une question complexe qui fait couler beaucoup d’encre. Il faut déjà définir ce que l’on entend par « influence ». Pour une organisation comme l’OMS, il y a plusieurs niveaux d’évaluation. On peut regarder le nombre de ressortissants d’un pays au sein de son administration : même si les employés de l’OMS sont détachés de leur État membre d’origine, il y a des effets importants de réseau et de formation universitaire.

On peut voir aussi la participation d’un pays au conseil exécutif de l’OMS et à ses différents comités. Mais les critères majeurs restent le financement et l’implication du pays en question dans la mise en place de politique ou de programmes particuliers.

Les États-Unis sont le plus gros contributeur fixe de l'OMS. L'organisation aurait-elle pu survivre à un retrait américain ?

À court terme, oui. Les autres États membres avaient réaffirmé leur soutien et des pays avaient annoncé une augmentation de leur contribution dans les années suivantes, mais les annonces étaient loin d’égaler la perte de financement consécutive au retrait des États-Unis.

La présidence de Donald Trump va-t-elle se traduire par une présence grandissante de la Chine ?

La Chine est de plus en plus présente dans les organisations internationales. L’OMS ne présente pas de particularité à cet égard. On a récemment vu des citoyens chinois prendre la tête d’organisations comme la FAO . Néanmoins, cette implication croissante ne se remarque pas au niveau des financements, ce qui fait partie des reproches faits à la Chine.

Ainsi, elle contribue globalement 10 fois moins que les États-Unis, et l’annonce de retrait de Donald Trump ne s’est pas traduite, dans les faits, par une augmentation de la contribution chinoise.

La Chine mène des politiques bilatérales avec ses alliés. Elle se sert notamment des vaccins contre le Covid qu’elle a mis au point, en les donnant aux pays avec qui elle veut développer de bonnes relations. Elle n’a que tardivement rejoint le programme Covax de l’OMS, qui vise à favoriser l’accès universel aux vaccins, et ce après avoir pas mal traîné les pieds. À l’heure actuelle, il n’y a guère que l’Union européenne qui, au niveau des discours comme des financements, privilégie le multilatéralisme.

L'élection de Joe Biden est-elle le signal d'un retour des États-Unis dans les mécanismes multilatéraux ?

La décision de se réengager dans l’OMS avait été annoncée bien en avance, c’était même un argument de campagne de Joe Biden. Quant à savoir si l’OMS va continuer à fonctionner comme elle le fait… Je crois que cette crise a renforcé un constat qui avait été fait par bon nombre d’observateurs : l’organisation est en permanence sous la contrainte de son système de financement, les contributions fixes des États membres sont trop faibles, et trop disproportionnées les unes par rapport aux autres. Les financements fixes de l’OMS couvrent seulement 20 % de ses besoins, ce qui lui laisse trop peu de marge de manœuvre et l’oblige à consacrer du temps à l’obtention de financements qui sont essentiels pour sa survie.

Maintenant, quelles seraient les solutions ? Le dernier conseil exécutif de l’OMS a décidé de lancer un nouveau groupe de travail sur la question du financement, visant à essayer de stabiliser les choses. Je ne sais pas si la volonté politique sera suffisante : les pays qui ont annoncé vouloir augmenter leur contribution se sont engagés sur des montants bien inférieurs à ce qui aurait été nécessaire pour combler le vide laissé par les États-Unis.

 

Propos recueillis par Damien Coulomb
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Source : Le Quotidien du médecin