Les douze « Biafrais », ces jeunes médecins français sans le sou, issus de la gauche et de l’extrême gauche, qui s’étaient illustrés en 1968 au Nigeria, groupuscule de « missionnaires bardés de neutralité médicale et de bonne conscience », comme les décrit l’un de leurs meneurs, Bernard Kouchner, ont inventé MSF en squattant un hebdomadaire médical, Tonus. Ces french doctors ne pouvaient pas s’imaginer qu’ils venaient de créer une future multinationale, aujourd’hui implantée dans 24 pays et active dans 70 pays, forte d’une collecte de plus de 400 millions d’euros, renouvelée chaque année par de 5 millions de donateurs privés. Sans prétendre à un tel gigantisme, les humanitaires français se trouvent pour la plupart entraînés dans la spirale de la croissance. « Ce sont nos bailleurs qui nous y contraignent, explique Philippe de Botton le président de MdM. Nous avons enregistré en six ans une croissance de 75 %, alors que beaucoup d’ONG atteignent dans le même temps un score de plus de 300 %. »
Big is beautiful.
L’heure des consortiums et des fusions a donc sonné, pour concentrer les moyens et répondre aux cahiers des charges financiers, faire face au fléchissement de la générosité du grand public, plus sensible aux problématiques climatiques qu’humanitaires et très sollicité par les réseaux sociaux, alors que les budgets publics ont tendance à se contracter. Big is beautiful, telle semble, de plus en plus, la devise de l’humanitaire. « Bien sûr, accéder à une taille critique permet d’être davantage professionnel », plaide Pauline Chetcuti (Coordination SUD). Mais « la logique de management qui s’impose désormais est-elle compatible avec l’esprit associatif ?, s’interroge Pierre Salignon, responsable des partenariats organisations-société civile à l’Agence française de développement. Pour enrayer la fragilité économique, les ONG ne risquent-elles pas de muter en purs prestataires de services ? »
Le modèle économique et social est transformé. « Ce n’est pas seulement un changement d’échelle, c’est une mutation génétique de l’humanitaire, constate le Pr Deloche. Après le temps du romantisme échevelé, où on bricolait dans des micro-structures, nous voyons maintenant débarquer les nouvelles générations, avec des jeunes, masters d’humanitaires en poche, qui font des plans de carrière et discutent pied à pied des points retraites et des RTT. Quelle dérive !»
Bulle ONGiste.
« Depuis plusieurs années, poussée par l’air du temps, une bulle ONGiste est en train de grossir, observe Rony Brauman, la grenouille se fait bœuf, on se bat pour la conquête des parts de marché humanitaire, les frais de structure et le nombre des gestionnaires explosent au détriment des opérations de terrain. Or, l’économie nous prévient que la bulle, à un moment, ça finit par péter. »
Pour l’heure, ce sont les petites associations qui trinquent. Le Dr Jacques Bérès n’ira plus opérer les Rohingyas en Birmanie avec la micro-ONG qu’il avait intégrée. Elle a déposé le bilan. « Personne n’en parle, s’indigne-t-il, mais, les petites associations sont de plus en plus nombreuses à jeter l’éponge. Les bailleurs les lâchent, le grand public ne sent plus concerné et l’État a taillé dans les emplois aidés. Fermez le ban ! » Ont ainsi disparu, parmi beaucoup d’autres, Pharmaciens sans frontières, Enfants Réfugiés du monde.
Mondialisation et délocalisation.
L’autre virage pris par les ONG humanitaires c’est celui de la délocalisation. Au sommet humanitaire mondial organisé par l’ONU en 2016 à Istanbul, avec les représentants de 173 pays dont 55 chefs d’État et de gouvernement, « le Grand Bargain » a inscrit la mondialisation humanitaire dans la délocalisation : un nouvel écosystème, une nouvelle architecture se dessinent pour sortir du système septentrio-centré, en finir avec la gouvernance du Nord, faire des pays du Sud les co-acteurs du secteur humanitaire. « Cette volonté de transformation, c’est la co-construction de l’humanitaire et c’est un changement de paradigme, se félicite Philippe de Botton (MdM). Irréversible et indispensable, amorcé il y a dix ans, il nécessitera au minimum cinq à six ans encore pour déconcentrer tous les projets au Sud, avec de nouveaux pôles mis en réseau. A terme, les french doctors ne seront plus systématiquement les médecins blancs. »
« Cette grande transformation du sans-frontiérisme est largement engagée à MSF, insiste le Dr Terzian, la très grande majorité de nos équipes sont formées de personnels autochtones et en Afrique les expatriés sont des africains qui interviennent dans un pays autre que le leur. »
Projet de « passeport humanitaire ».
« Nous vivons un changement radical d’état d’esprit, un vrai changement culturel pour toutes les ONG », souligne François Sivignon, ex-présidente de MdM. Un changement assorti de dispositions pratiques pour prévenir les abus. Réunis à Londres en octobre dernier, après les scandales sexuels qui créé un choc, 500 représentants des Etats et des ONG ont planché sur le projet de « passeport humanitaire » : un identifiant sera attribué à chaque humanitaire qui listera l’historique de ses emplois ainsi que ses éventuels incidents de parcours. Et les financements seront conditionnés à la mise en place de mécanismes pour prévenir et alerter sur tous les actes de harcèlement. « Des avancées majeures pour restaurer la confiance », se félicite Pauline Chetcuti.
Avec toutes ces mutations, que restera-t-il des temps héroïques des french doctors ? « Même une énorme structure comme MSF n’a pas perdu l’élan et l’âme des fondateurs, estime le Dr Jacques Bérès. « On n’est pas devenu une entreprise du CAC 40, confirme le Dr Terzian, nos salaires sont modestes, nos collaborateurs sont humbles et nos donateurs nous ressemblent, avec une majorité de dons versés à raison d’un euro par semaine. » « Les jeunes qui s’engagent ont la même foi que nous, les fondateurs, note Rony Brauman. Mais pour partir encore en mission, l’infatigable Bérès ne passera pas par MSF, il veut créer une nouvelle mini ONG. « Les grosses font le boulot, il n’y a rien à dire. Mais les petites sont quand même moins bureaucratiques. Plus rock’n’roll… »
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