Poursuite ou arrêt des traitements antidépresseurs en soins primaires
Maintenance or Discontinuation of Antidepressants in Primary Care
Lewis G, Marston L, Duffy L & al.
N Engl J Med 2021;385:1257-67.
CONTEXTE
Depuis plusieurs décades, le nombre de prescriptions de médicaments antidépresseurs (ATD) augmente régulièrement. Cette évolution est davantage liée à la durée du traitement pour chaque patient qu’à l’accroissement de la prévalence de la maladie (1).
Plusieurs revues systématiques de la littérature ont montré que le risque de rechute d’un épisode dépressif était plus fréquent en cas d’arrêt du traitement qu’en cas de continuation (2, 3). Cependant, les essais inclus dans ces publications concernaient majoritairement des patients traités depuis 3 à 8 mois par des spécialistes en psychiatrie et les tailles des effectifs étaient limitées.
Pour le patient et son médecin, l’objectif d’un traitement ATD est la rémission des symptômes et non pas leur amélioration, et il est bien démontré qu’un traitement ATD d’une durée minimum de 6 mois après rémission réduit le risque de rechute (4).
Enfin, aucun essai n’a été publié sur les effets de l’arrêt des ATD chez les patients déprimés chroniques traités par les médecins généralistes, qui sont les principaux prescripteurs de cette classe thérapeutique au Royaume-Uni et dans les pays dits développés.
OBJECTIFS
Évaluer les effets cliniques de l’arrêt des ATD versus leur maintien chez des patients déprimés traités en soins primaires pendant plus de 9 mois, et dont l’état psychique est compatible avec l’interruption du traitement.
QUESTION DE TRADUCTION
En aparté de l'analyse de cette étude, il convient de s'attarder sur l'importance de la traduction de certains termes. Ainsi, l’expression anglaise « major depressive disorder » est malencontreusement souvent traduite en français par « épisode dépressif majeur », ce qui n’est pas un hasard et qui induit régulièrement une interprétation erronée car, en français, « majeur » est synonyme de « sévère ». En réalité dans le vocable anglo-
saxon du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-5), « major depressive disorder » signifie : épisode qui répond aux critères majeurs du diagnostic de dépression. De ce fait, en français, il faut utiliser le terme d’« épisode dépressif caractérisé » (et non « majeur »), qui peut être léger, modéré ou sévère, selon l’intensité des symptômes.
MÉTHODE
Essai randomisé en double insu versus placebo conduit dans 150 cabinets de médecine générale britanniques, et conçu par des psychiatres universitaires londoniens. Pour être inclus, les patients devaient être âgés de 18 à 74 ans, recevoir un des quatre ATD les plus prescrits dans le pays (citalopram 20 mg/j, sertraline 100 mg/j, fluoxétine 20 mg/j et mirtazapine 30 mg/j), avoir au moins deux antécédents d’épisodes dépressifs caractérisés, avoir consommé des ATD pendant plus de deux ans depuis le premier épisode, et obligatoirement au cours des 9 mois précédant la randomisation.
En outre, ils devaient être dans un état psychologique compatible avec l’arrêt du traitement selon une échelle validée auto-administrée (5) allant de 0 à 21 points, appelée Clinical Interview Schedule Revised (CIS-R), qui évalue les symptômes dépressifs (dépression, idées dépressives, asthénie, troubles de la concentration et du sommeil) dans la semaine précédente.
Les patients ont été randomisés (1:1) dans un groupe arrêt progressif (GAP) de l’ATD ou un groupe maintien (GM) à la même posologie. Pour éviter les symptômes de sevrage dans le GAP (et préserver l’insu), la dose de l’ATD a été progressivement réduite (remplacée par un placebo) sur une période de 2 mois. L’observance a été régulièrement évaluée dans les deux groupes.
Le critère de jugement principal (CJP) était le taux de rechute à la semaine 52, avec des visites de suivi aux semaines 6, 12, 26 et 39. Le CJP était mesuré avec la même échelle CIS-R que celle utilisée à l’inclusion. Pour considérer qu’un patient rechutait, il devait obligatoirement :
répondre oui à une des deux questions principales :
Vous êtes-vous senti(e) triste, misérable ou déprimé(e) au cours des deux dernières semaines ?
Avez-vous été incapable de prendre du plaisir ou de vous intéresser aux choses que vous aimez habituellement au cours des deux dernières semaines ?
avoir au moins un autre symptôme dépressif persistant (culpabilité ou sentiment d’infériorité par rapport à autrui, nervosité ou instabilité, absence de désir sexuel, disparition des espoirs, pensées suicidaires ou sentiment que la vie ne vaut pas le coup d’être vécue).
Il y avait huit critères de jugement secondaires mais, en l’absence d’analyse hiérarchisée, leurs résultats considérés comme exploratoires ne seront pas fournis dans ce résumé.
Pour démontrer une différence absolue de 15 % sur le CJP en faveur du GM avec une puissance de 90 %, un risque alpha bilatéral < 0,05 et un taux de perdus de vue de 20 %, il fallait inclure 479 patients dans l’essai. L’analyse statistique sur le CJP a été faite à l’aide d’un modèle de Cox proportionnel.
RÉSULTATS
Parmi les 606 sujets considérés comme éligibles, 478 patients répondant strictement aux critères d’inclusion ont été randomisés : 238 dans le GM et 240 dans le GAP. Leurs caractéristiques démographiques et cliniques étaient similaires à l’inclusion : âge moyen = 55 ans, âge lors du premier épisode dépressif = 33 ans, genre féminin = 73 %, plus de trois antécédents d’épisode dépressif = 93 %, traitement antidépresseur continu depuis plus de 3 ans = 70,5 %.
Le taux de rechute dépressive à la semaine 52 (CJP) a été de 56 % dans le GAP et de 39 % dans le GM : HR = 2,06, IC95 % = 1,56-2,70, p < 0,001, différence absolue = 17 %, nombre de patients ayant arrêté l’ATD pour observer une rechute en plus à la semaine 52 versus maintien = 6. La différence sur le CJP était déjà significative mais de moins grande ampleur dès la douzième semaine de suivi.
48 % des patients du GAP ont arrêté le traitement alloué avant la semaine 52 versus 30 % dans le GM : HR = 2,28, IC95 % = 1,68-3,08. Parmi les patients ayant arrêté le traitement alloué, 20 % ont repris un autre ATD prescrit par leur médecin généraliste dans le GM, versus 39 % dans le GAP.
Enfin, 70 % des patients du GM ont été correctement observants avant l’arrêt éventuel du traitement versus 52 % dans le GAP.
Il y a eu peu de différence statistique entre les groupes en termes d’effets indésirables.
COMMENTAIRES
Tout d'abord, cet essai très original et pertinent est méthodologiquement bien conçu et réalisé. Concernant l'analyse de ses résultats, bien que le bénéfice de la poursuite des ATD soit très conséquent versus l’interruption, le profil des patients inclus montre qu’ils étaient clairement dans la catégorie des patients déprimés chroniques : plus de trois épisodes de dépression caractérisée pour plus de 90 % d’entre eux, et plus de 3 ans de traitement antidépresseur sans interruption pour plus de 70 % d’entre eux. Ce profil très particulier ne permet pas de complètement transposer les résultats de cet essai à la grande majorité des patients déprimés qui consultent en médecine générale (6).
En pratique, lors d’un premier épisode dépressif caractérisé, il est raisonnable de réduire progressivement le traitement ATD d’un patient qui semble aller bien 6 mois après la disparition des symptômes. En cas de dépression chronique et ancienne, il est judicieux de revoir le patient qui semble aller bien dans les 12 semaines suivant l’éventuel arrêt progressif de son traitement et de lui conseiller d’entreprendre une psychothérapie (7).
Dr Santa Félibre (généraliste-enseignant, Paris)
BIBLIOGRAPHIE
1. McCrea RL, Sammon CJ, Nazareth I, & al. Initiation and duration of selective serotonin reuptake inhibitor prescribing over time: UK cohort study. Br J Psychiatry 2016;209:421-6.
2. Hansen R, Gaynes B, Thieda P, & al. Meta-analysis of major depressive disorder relapse and recurrence with second generation antidepressants. Psychiatr Serv 2008;59:1121-30.
3. Sim K, Lau WK, Sim J, Sum MY, & al. Prevention of relapse and recurrence in adults with major depressive disorder: systematic review and meta-analyses of controlled trials. Int J Neuro-psycho-pharmacol 2015;19(2):pyv076.
4. Geddes JR, Carney SM, Davies C, & al. Relapse prevention with antidepressant drug treatment in depressive disorders: a systematic review. Lancet 2003;361:653-61.
5. Lewis G, Pelosi AJ, Araya R, & al. Measuring psychiatric disorder in the community: a standardized assessment for use by lay interviewers. Psychol Med 1992;22:465-86.
6. Jackson JL. The Pursuit and Maintenance of Happiness. N Engl J Med 2021;385:1327-8.
7. Hollon SD, DeRubeis RJ, Shelton RC, & al. Prevention of relapse following cognitive therapy vs medications in moderate to severe depression. Arch Gen Psychiatry 2005;62:417-22.
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