Prioriser la recherche d’un cancer chez les patients qui consultent pour une perte de poids involontaire en médecine générale : étude de performance diagnostique
Prioritising primary care patients with unexpected weight loss for cancer investigation : diagnostic accuracy study Nicholson BD, Aveyard P, Price SJ, Hobbs FDR & al. BMJ 2020; 370: m2651.
https://dx.doi.org/10.1136/bmj.m2651
CONTEXTE
La perte de poids involontaire (PPI) est définie par un amaigrissement spontané ≥ 5 % du poids corporel au cours des 6 derniers mois sans événement médical ou modification tangible du mode de vie de la personne.
Grâce à une énorme base de données enrichie en permanence et en direct par les professionnels de santé, en particulier les médecins généralistes, disponible dans le système de soins anglais, il est possible de connaître de nombreux paramètres médicaux dans la population, dont celle atteinte de PPI. Dans cette base de données, le diagnostic de PPI concerne 1,5 % des adultes qui consultent un médecin généraliste (1).
En cas de PPI, des données épidémiologiques récentes ont montré que la probabilité de diagnostic de cancer dans les 6 mois suivant cette constatation pondérale était multipliée par 3 chez les hommes et par 2 chez les femmes comparativement aux sujets ayant un poids stable (2). Les localisations cancéreuses les plus fréquemment associées à une PPI sont les lymphomes, le pancréas, le poumon, les sphères gastro-œsophagienne, hépatobiliaire et rénale, le colon, et une localisation primaire dite « indéterminée » (2). En l’absence de recommandations pour la pratique, la démarche des médecins généralistes devant une PPI va de « ne rien faire » à se lancer dans une exploration diagnostique exhaustive, aveugle, et désordonnée de peur de « passer à côté d’un cancer ou de quelque chose de grave » (3).
OBJECTIFS
Quantifier la valeur prédictive d’une perte de poids involontaire sur le diagnostic de cancer, ajustée sur l’âge, le genre, le statut tabagique et certaines caractéristiques cliniques et paracliniques éventuellement associées (symptômes, signes cliniques et paramètres biologiques).
MÉTHODE
Étude rétrospective de cohorte sur la base de données anonyme Clinical Practice Research Datalink electronic health records, qui couvre 6,9 % de la population vivant en Angleterre. Dans cette base, 63 973 adultes avec un diagnostic (codé) de PPI entre le 1er janvier 2000 et le 31 décembre 2012 ont été identifiés et connectés aux données des deux registres anglais des cancers. Les patients inclus étaient âgés d’au moins 18 ans et avaient une PPI conforme à sa définition médicale. Le critère de jugement principal était un diagnostic de cancer dans les six mois après la date de consultation index de PPI. Les caractéristiques cliniques et biologiques des patients ont été recueillies dans les 3 mois précédant la consultation index et dans le mois suivant. L’analyse statistique a été faite à l’aide d’une régression logistique multivariée avec imputation multiple des données manquantes et un seuil de significativité statistique p ≤ 0,05. Compte tenu de la quantité astronomique de données publiée dans l’article et de la taille limitée de ce résumé, les résultats présentés ici ont été sélectionnés selon leur légitimité scientifique (du point de vue méthodologique) et leur pertinence pour la pratique (du point de vue subjectif du rédacteur de ces lignes).
RÉSULTATS
La cohorte comprenait 63 973 patients avec un diagnostic de PPI, dont 37 215 femmes (58,2 %). 51,8 % des inclus étaient âgés de 60 ou plus et 26,3 % étaient fumeurs actuels. 908 participants de cette cohorte ont reçu un diagnostic de cancer dans les 6 mois suivant la consultation index de PPI, soit une probabilité absolue de 1,41 %. 882 patients (97,1 %) ayant un diagnostic de cancer avaient plus de 50 ans. Cependant, la probabilité absolue variait selon le profil des patients. Par exemple, elle était > 3 % chez les hommes fumeurs actuels âgés de plus de 50 ans, alors qu’elle était < 2 % chez les femmes fumeuses quel que soit leur âge, sauf après 70 ans.
Chez les hommes, dix symptômes ou signes cliniques associés augmentaient significativement la probabilité absolue (1,41 %) de diagnostic de cancer allant d’un risque multiplié par 1,86 pour une douleur thoracique non cardiaque à un risque multiplié par 6,10 en cas de douleur abdominale (soit une probabilité absolue de 8,60 %). Chez les femmes, onze symptômes ou signes cliniques augmentaient significativement la probabilité absolue de base, allant de la lombalgie qui la multipliait par 1,62 à l’ictère qui la multipliait par 20,9 (soit une probabilité absolue de 29,46 %). Les anomalies biologiques qui augmentaient significativement la probabilité absolue de base étaient l’hypoalbuminémie (x 4,67), la thrombocytémie (x 4,57), l’hypercalcémie (x 4,28), l’hyperleucocytose (x 3,76) et la CRP (x 3,59). Considéré individuellement, aucun paramètre biologique normal n’excluait le diagnostic de cancer. Seuls 89 des patients (10 %)avec une PPI et un cancer n’avaient aucun autre symptôme ou signe clinique ni aucune anomalie biologique.
COMMENTAIRES
Habituellement, les études de cohorte n’ont pas un excellent niveau de preuve, encore moins quand elles sont rétrospectives et surtout quand elles sont issues de bases de données (c’est-à-dire sans rencontre, ni examen des patients). Cependant, quand elles sont bien faites, avec une question originale portant sur une probabilité faible, qu’elles ont un effectif important et un plan d’analyse statistique sophistiqué et solide, et qu’il n’y a pas d’autre moyen méthodologique pour obtenir une réponse à une question pertinente, elles peuvent apporter des informations très utiles au médecin dans sa démarche diagnostique. C’est le cas de cette étude de cohorte particulièrement bien construite, apportant des résultats utiles à la pratique.
En Angleterre, le National Institute for Health and Care Excellence (NICE) recommande d’explorer urgemment les patients ayant une PPI si leur risque de cancer est > 2 % (4). En France, le discours hospitalier habituel est plutôt : « toute perte de poids involontaire doit faire rechercher un cancer », sans argument vraiment convaincant autre que celui d’autorité ou la réputation de celui (ou celle) qui le tient, alors qu’il y a bien d’autres causes de PPI : insuffisance cardiaque ou rénale ou pancréatique, BPCO, maladies endocriniennes, malabsorptions, certains médicaments, etc. Pour résumer, une perte de poids involontaire chez un sujet âgé de moins de 50 ans et qui ne fume pas a peu de chances d’être due à un cancer et il n’est pas urgent d’entreprendre des investigations invasives.
Cette étude de cohorte montre que la probabilité moyenne de cancer chez un patient ayant une PPI est relativement faible (1,41 %) mais qu’elle augmente d’abord en fonction de l’âge, du genre, et de la consommation de tabac, puis selon la présence ou non de caractéristiques cliniques et de paramètres biologiques faciles à identifier. Par ailleurs, elle confirme les résultats d’une revue systématique publiée par les mêmes auteurs britanniques en 2018.
En pratique, devant un patient qui se plaint (ou se réjouit) d’une perte de poids involontaire et manifestement inexpliquée, ou quand celle-ci est identifiée par une simple pesée au cabinet médical, la décision d’explorer la cause éventuellement oncologique repose sur un entretien approfondi, un examen clinique soigneux et quelques examens biologiques de routine pour en évaluer la probabilité, bref une démarche typique de médecine générale. Enfin, peser régulièrement les patients est un examen clinique très utile, même si cela leur est parfois désagréable ou les embarrasse.
Bibliographie
1 - Nicholson BD, Aveyard P, Bankhead CR, & al. Determinants and extent of weight recording in UK primary care: an analysis of 5 million adults’ electronic health records from 2000 to 2017. BMC Med 2019;17:222. https://doi.org/10.1186/s12916-019-1446-y.
2 - Nicholson BD, Hamilton W, Koshiaris C, & al. The association between unexpected weight loss and cancer diagnosis in patients attending primary care: a matched cohort analysis using routinely collected electronic health record data. Br J Cancer 2020;122:1848-56. https://doi.org/10.1038/s41416-020-0829-3.
3 - McMinn J, Steel C, Bowman A. Investigation and management of unintentional weight loss in older adults. BMJ 2011;342:d1732. https://doi.org/10.1136/bmj.d1732.
4 -NICE. Suspected cancer: recognition and referral (NG12). National Institute for Health and Care Excellence, 2015.
5 -Nicholson BD, Hamilton W, O’Sullivan J, Hobbs FR. Weight loss as a predictor of cancer in primary care: a systematic review and meta-analysis. Br J Gen Pract 2018;68:e311-22. https://doi.org/10.3399/bjgp18X695801.
Mise au point
Troubles psychiatriques : quand évoquer une maladie neurodégénérative ?
Étude et pratique
Complications de FA, l’insuffisance cardiaque plus fréquente que l’AVC
Cas clinique
L’ictus amnésique idiopathique
Recommandations
Antibiothérapies dans les infections pédiatriques courantes (2/2)