C’est une vaste enquête de « testing téléphonique » – sous forme de tentatives d'appels pour solliciter un rendez-vous – qui a été réalisée par les équipes de l’Institut des politiques publiques (IPP), du Défenseur des droits (DDD), de la Direction de la Sécurité sociale (DSS) et de la Drees (ministère) avec des résultats édifiants de « refus de soins caractérisés » opposés aux bénéficiaires de l'Aide médicale d'État (AME, pour les étrangers en situation irrégulière à faibles revenus) et, de manière beaucoup plus marginale, à ceux qui bénéficient de la complémentaire santé solidaire (CSS).
Entre mars et septembre 2022, dix enquêteurs spécialement formés ont ainsi contacté 3 855 praticiens de trois spécialités de ville (médecine générale, pédiatres et ophtalmologues) – de secteur 1 comme de secteur 2 – pour une demande de rendez-vous. Le motif de consultation correspondait à des « motifs courants » et ne revêtait pas de caractère d’urgence. Les praticiens de l’échantillon ont ainsi fait l’objet de tentatives d’appel par ces patients fictifs selon trois statuts différents : bénéficiaires de l’AME, de la CSS et patients de référence (sans aucune aide). L’idée étant de croiser les résultats et de relever si les praticiens sollicités refusaient spécifiquement de prendre en charge ces patients précaires. Quelque 34 000 appels ont été passés (avec un taux de réponse de 80 %, soit 3 086 praticiens).
Refus explicites
Au regard de cette enquête, les bénéficiaires de l'AME – hommes ou femmes – ont entre « 14 % et 36 % de chances en moins » d’obtenir un rendez-vous chez un généraliste (par rapport aux patients de référence). Ils ont également entre « 19 % et 37 % de chances en moins » pour avoir un rendez-vous chez un ophtalmologue et entre « 5 % et 27 % » chez un pédiatre. Ces discriminations sont transversales aux spécialités testées – quel que soit le secteur d’exercice du médecin. In fine, la probabilité d'obtenir un rendez-vous pour les bénéficiaires de l'AME est de 10 à 12 points de pourcentage plus faible que celle de la patientèle de référence.
Les motifs de refus de soins opposés aux bénéficiaires de l'AME vont du refus de prendre en charge de nouveaux patients à l'absence de créneau en passant par la nécessité de passer par une plateforme (camembert ci-dessous).
Les chercheurs précisent que, dans un contexte généralisé de pénurie médicale, il est parfois compliqué d’attribuer de façon certaine un caractère discriminatoire aux raisons de ces refus. Mais ces discriminations existent bel et bien : elles sont le fait d'une « minorité de praticiens », souligne l'étude, « ont une ampleur non négligeable » et, plus grave, sont « souvent exprimées de manière explicite ».
Ainsi, « 4 % des demandes de rendez-vous des patients bénéficiaires de l’AME chez un généraliste se soldent par un refus discriminatoire explicite ». C'est aussi le cas de 7 % des appels auprès d'un pédiatre et même de 9 % chez un ophtalmologue. Au final, en comparaison d'un patient de référence, un bénéficiaire de l'AME doit appeler « 1,3 fois plus de médecins pour obtenir un rendez-vous médical qu'un patient sans aide ».
Pour autant, insiste l'étude, cette réalité des discriminations ne s'applique en aucun cas à la majorité de la profession. Dans ces trois spécialités, « près de deux tiers des praticiens appelés ne modifient pas leurs pratiques d’octroi de rendez-vous selon le profil des appelants. La détection d’éventuelles pratiques discriminatoires ne concerne donc que le tiers restant ».
CSS : refus discriminatoires dans 1,5 % des cas
En 2019, la complémentaire santé solidaire (CSS) a remplacé les dispositifs de couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) et d'aide au paiement d’une complémentaire santé (ACS). Et sur ce plan, l'étude est plutôt encourageante : le testing ne détecte que de « rares cas » de discriminations à l'encontre de ces bénéficiaires de la CSS, bien que « 1 à près de 2 % des appels » aient encore conduit à un refus discriminatoire « explicite ».
Concrètement, un bénéficiaire de la CSS obtient un rendez-vous dans 50 % des cas, un bénéficiaire de l'AME dans seulement 40 % (versus 52 % pour les patients de référence) – tous spécialités confondues. « Les bénéficiaires de la CSS ont obtenu des rendez-vous dans une proportion comparable à celle des patients de référence. Ils semblent ainsi beaucoup moins stigmatisés que leurs homologues précédents de la période CMU », relèvent les auteurs.
L'étude s'est enfin attachée à comparer les refus de soins selon le genre du praticien. Si les praticiennes modulent davantage leur emploi du temps en refusant plus souvent des patients globalement (19 % de rendez-vous en moins que leurs confrères), le testing précise que ces refus plus fréquents ne semblent pas se faire au détriment des patients précaires étudiés.
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