L’annonce, en novembre dernier, de l’utilisation par le généticien chinois He Jiankui de l’outil d’édition CRISPR pour manipuler l’ADN de jumelles et leur conférer la capacité de résister à une infection par le virus du Sida, a rappelé brutalement à quel point les progrès scientifiques et techniques sont en capacité de bouleverser notre humanité et celle des futures générations. Cette expérience, réalisée sans concertation ni validation d’un comité d’éthique, remettait du même coup sur le devant de la scène la nécessité d’un questionnement éthique.
« L’équation, au cœur de l’éthique, est simple, résume le Pr Jean-François Mattei, ancien ministre de la Santé et ancien membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) (1). Quand il y a de nouvelles connaissances, nous sommes face à de nouvelles situations devant lesquelles de nouveaux choix sont nécessaires. Faire un choix, c’est exercer une liberté et assumer une responsabilité. Quand aucun principe moral n’éclaire un choix, l’éthique doit se frayer un chemin ».
Ce cheminement se révèle actuellement d’autant plus nécessaire que les innovations, que l’on dit désormais « disruptives », sont réalisées dans un contexte international de compétition scientifique, qui touche la recherche privée aussi bien qu’académique et se caractérise, en l’absence d’instance dédiée, par une dérégulation.
Penser les impacts sociétaux des avancées scientifiques
Chercheurs, médecins, mais aussi citoyens, sont ainsi confrontés à l’urgence de définir ce qui est souhaitable ou acceptable. Cette ligne de crête impose de réfléchir aux conséquences et aux impacts sociétaux des avancées scientifiques. « Il est nécessaire de distinguer la qualité du jugement de la valeur scientifique d’une innovation, d’une part, et l’évaluation de la caractéristique éthique de son application, d’autre part. Ce sont deux efforts distincts qui doivent être menés séparément, rappelle le Pr Axel Kahn, généticien, membre du CCNE de 1992 à 2004. Dans le cas du clonage de la brebis Dolly par une équipe britannique en 1996, par exemple, l’intérêt scientifique de l’expérience ne doit pas permettre d’occulter l’aspect extrêmement répréhensible du clonage humain ».
« En bioéthique, certains possibles ont un impact déterminant sur nos représentations de l’humain et sur les générations futures et invitent à la prudence, voire à un moratoire. D’autres s’imposent à nous de par leur bénéfice et par l’amélioration de la condition humaine qu’ils apportent. Le préalable est de définir ce que l’on considère favorable et pour qui », ajoute Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à l’Université Paris-Saclay, directeur de l’Espace de réflexion éthique Ile-de-France.
Ce préalable renvoie aux critères de jugement sur lesquels les choix éthiques s’opèrent. « S’il ne doit pas y avoir de limites à la recherche », estime Axel Kahn, des textes internationaux offrent des pistes pour définir un cadre éthique au progrès scientifique : le Code de Nuremberg, élaboré après la découverte des atrocités réalisées par les médecins nazis, de même que la convention d’Oviedo (1999) qui vise la protection des individus et de la dignité de l’être humain dans les applications de la biologie et de la médecine.
« Les dispositions de ces textes restent valables et encadrent les conditions d’une expérimentation, juge Axel Kahn, Quatre grands principes en ressortent et constituent un socle pour la pensée éthique : ce sont l’autonomie et l’obligation d’un consentement libre et éclairé, le principe de bienveillance (au bénéfice des personnes), et celui de non-malveillance et, enfin, le principe de justice ». Selon Jean Leonetti, ancien député (LR), coauteur de la loi Claeys-Leonetti sur la fin de vie adoptée en 2005, ces grands principes s’inscrivent par ailleurs dans deux postures théoriques : « celle qui pose que tout ce qui est possible n’est pas éthiquement souhaitable et une théorie utilitariste selon laquelle tout ce qui possible s’appliquera de toute façon ». Ainsi, « le débat éthique est toujours un conflit de valeurs. Ce n’est pas le bien contre le mal, mais un affrontement entre deux biens. Dans le débat sur l’assistance médicale à la procréation par exemple, le conflit oppose l’éthique de la liberté et de l’autonomie (choix individuel) face à l’éthique de la vulnérabilité (protection) ».
Un questionnement permanent
En France, la tradition relève plutôt de la prudence, via notamment le recours à des moratoires. « Entre la peur des avancées et du progrès et la confiance dans la science et sa régulation par le bon sens, la France tend à attendre une maturité de la technique et de la société, estime le Pr Jean-Louis Touraine, député LREM et rapporteur de la mission d’information sur la révision de la loi Bioéthique. Sur l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, les expériences menées dans les pays voisins offrent une base pour statuer. Cette approche, dans l’entre-deux, offre la possibilité d’apporter satisfaction aux deux idéologies ».
Ces questions nous rappellent que la science évolue dans un contexte social tout en façonnant nos sociétés. Ainsi, les recherches sur l’embryon ont ouvert un champ des possibles et d’espérance, mais n’ont été que progressivement été acceptées après avoir été interdites. Dans ce contexte, les chercheurs, mais aussi les médecins, ont une responsabilité à assumer et ne peuvent travailler en huis clos. « Les acteurs de la recherche doivent intégrer les sciences humaines et sociales dans leurs travaux. René Frydman, le père des bébés éprouvettes, s’était entouré de sociologues, de psychologues, d’anthropologues, etc., souligne Emmanuel Hirsch. C’est bien en amont que la réflexion doit débuter. Il s’agit de mettre en œuvre une éthique d’anticipation. On le voit avec la mise au ban du généticien He Jiankui, l’éthique a posteriori n’est plus satisfaisante ». C’est tout le sens des comités éthiques créés au sein des structures de recherche françaises. « La formation à l’éthique des chercheurs vise à les éveiller, à les faire pénétrer dans un univers qui n’est pas le leur. Les scientifiques sont beaucoup dans le comment, or, ils ne peuvent échapper à la question du pourquoi », indique Jean-François Mattei.
Cette perspective apparaît d’autant plus nécessaire que la confiance dans la science et ses progrès est parfois mise à mal, comme nous le rappellent notamment les mouvements contre la vaccination. « Le questionnement et le débat doivent être permanents. Il faut pouvoir revenir sur ce qui a été légiféré précédemment. En matière d’éthique, rien n’est gravé dans le marbre », insiste Jean-Louis Touraine.
(1) Il est également l’auteur de « Questions de conscience : de la génétique au posthumanisme », aux éditions Les liens qui libèrent (2017)
Transition de genre : la Cpam du Bas-Rhin devant la justice
Plus de 3 700 décès en France liés à la chaleur en 2024, un bilan moins lourd que les deux étés précédents
Affaire Le Scouarnec : l'Ordre des médecins accusé une fois de plus de corporatisme
Procès Le Scouarnec : la Ciivise appelle à mettre fin aux « silences » qui permettent les crimes