LE QUOTIDIEN : Vous étiez en vacances en Ukraine lorsque les Russes ont attaqué. Qu'avez-vous pensé à ce moment-là ? Saviez-vous déjà que vous alliez vous impliquer dans la défense de votre pays ?
Dr ARSÈNE SABANIEEV : J'ai surtout ressenti beaucoup d’effroi quand j'ai vu que les bombardements s'étendaient à l’ouest du pays. On savait que l'intervention russe était imminente, mais beaucoup de scénarios restaient possibles, et notamment celui d'une attaque limitée à la région du Donbass.
J'ai toujours su que j'allais m'engager dans cette guerre : je voulais déjà le faire en 2014 lors de l'invasion de la Crimée, mais j'étais encore externe et je ne voulais pas détruire mon avenir. Je préférais continuer à me former pour être plus utile.
En tant qu’anesthésiste formé en France, que vous manquait-il pour être un médecin militaire efficace ?
Du point de vue des connaissances médicales, il ne me manquait pas grand-chose. La prise en charge d'un patient choqué est la même dans un service d'urgences ou dans un poste médical avancé. Le niveau de la médecine en Ukraine est très bas, et ma formation française me donnait un niveau supérieur aux autres. Toutefois, j'étais, et suis encore, dix niveaux en dessous d'un vrai médecin des forces armées françaises. Certains d'entre eux forment discrètement des médecins ukrainiens d'ailleurs.
Il a surtout fallu m’adapter à la guerre, travailler dans des conditions précaires dormir et manger mal. J'ai aussi dû apprendre à me méfier des réseaux sociaux et des téléphones portables. Les Russes contrôlent les communications pour régler leurs tirs d'artillerie. Je me souviens d'une journaliste qui était venue filmer une évacuation de blessés à 10 km du front. Cette antenne médicale a été bombardée le soir même de la diffusion du reportage.
Chacun de nos gestes et comportements compte. On ne peut pas se promener dans le village où notre poste médical est installé car les drones veillent. On ne peut pas non plus prendre une voiture pour aller dans le magasin de la ville voisine. Nous devons rester enfermés, serrés les uns contre les autres, jusqu'à ce qu'on ait besoin de nous.
Les Ukrainiens sont en guerre depuis 2014. Pourquoi ont-ils besoin de médecins militaires français pour se former ?
Les médecins militaires ont des compétences pour les soins lors d'un conflit, meilleures que n'importe quel confrère français. Depuis 2022 nous avons franchi un cap et il a fallu recruter beaucoup de médecins civils qui doivent être formés, alors que tous les vétérans sont occupés sur le front. C'est pourquoi nous avons besoin de l'aide étrangère.
Au début, les Ukrainiens allaient se former dans d'autres pays, mais depuis la conscription et l’interdiction de quitter le territoire, ce sont les étrangers qui viennent.
Ce qui nous manque le plus en 2024, ce sont les cerveaux et les compétences
Aujourd'hui, l'armée ukrainienne manque-t-elle de matériel médical ?
Non, au contraire, il y en a presque trop pour le nombre de médecins censés les utiliser. Ce qui manque principalement, ce sont les compétences. Dans les postes médicaux avancés, on fait finalement peu de choses : on stabilise les blessés pour pouvoir les acheminer dans les hôpitaux primaires. En revanche, les besoins sont importants dans les hôpitaux de l'arrière qui font de la chirurgie de sauvetage d'urgence : ils consomment beaucoup de kétamine et de morphiniques. Ils manquent aussi d'endoprothèses et de fixateurs externes, très coûteux mais nécessaires pour avoir une belle ostéosynthèse. Mais je le répète : ce qui nous manque le plus en 2024, ce sont les cerveaux et les compétences.
Vous avez eu un premier contact difficile avec l’armée ukrainienne et ses lourdeurs post-soviétiques. Vous avez d'ailleurs finalement opté pour le groupe de médecins paramilitaires des Hospitaliers. Les choses ont-elles évolué aujourd'hui ?
Non, c’est un drame ! La médecine militaire est encore handicapée par l'incompétence et la corruption, même si des progrès ont été faits. Certaines pratiques héritées de l'ère soviétique relèvent presque de la superstition. Un exemple parlant : depuis la Seconde Guerre mondiale, les armées des pays occidentaux pratiquent la transfusion de sang chaud d'un soldat à l'autre, pour éviter la logistique d’une réserve de sang et de la chaîne du froid. L'Ukraine n'a autorisé cette pratique qu’en août 2024, alors qu'il existe depuis longtemps des tests simples pour prévenir le risque infectieux.
Quand on sait que la première cause de décès sur le front est le choc hémorragique, il est clair que des soldats sont morts à cause de ces lourdeurs administratives. En novembre dernier, la commandante des forces médicales de l'armée ukrainienne, la générale de brigade Tetiana Ostashchenko a été limogée pour incompétence et corruption. Il faut que les Ukrainiens fassent leur autocritique.
Je compte retourner en Ukraine mais de nouveau au sein des Hospitaliers qui n’ont pas été intégrés dans l’armée Ukrainienne comme d’autres groupes paramilitaires. Je ne veux pas d'un médecin militaire ukrainien comme supérieur hiérarchique.
Vous avez vu de près les conséquences psychologiques des combats. Qu’en est-il des blessures psychiques à l'échelle du pays ?
Ce sera le défi le plus important pour le pays. On peut toujours suppléer les blessures physiques, mais les traumatismes psychologiques sont très durs à guérir. Une génération entière d'hommes est détruite en Ukraine. Des publications avaient montré que 40 % des GIs sont revenus de la première guerre du Golfe avec des troubles du stress post-traumatique. Ils ont fait des tentatives de suicide, des dépressions et ont déclaré des addictions, alors qu'ils avaient facilement éradiqué l'armée irakienne. Imaginez l'effet que peut avoir un conflit aussi long et destructeur que celui que nous endurons.
Un de mes amis français a combattu dans le Donbass en 2015 et a mis trois ans à s'en remettre. Une autre de mes connaissances, membre d'une unité d'élite qui a connu la bataille de l'aéroport de Donetsk (la phase la plus intense des combats dans le Donbass, entre septembre 2014 et janvier 2015, NDLR), a été complètement détruite par ce qu’elle a vécu. Le cerveau humain n'est pas fait pour affronter ce genre d'épreuve.
La psychiatrie a longtemps été assimilée par les Ukrainiens à un instrument du pouvoir politique
Le problème est que la psychiatrie a longtemps été assimilée par les Ukrainiens à un instrument du pouvoir politique. Il y a un refus d'accepter sa pathologie psychiatrique. C'est moins vrai chez les jeunes, mais il y a beaucoup d'hommes de 40 et 50 ans sur le front.
Vous n'avez pas de mots assez durs pour les exactions commises par l'armée russe… Que feriez-vous face à un militaire russe blessé ?
Je le soignerais car chaque Russe capturé peut être échangé contre un prisonnier ukrainien. Mais il s'agit là d'une position personnelle que ne partagent pas tous mes camarades. Je tiens à préciser qu'il n'y a aucune comparaison possible entre le traitement réservé aux prisonniers russes et celui de nos propres prisonniers. Nous les nourrissons et respectons la convention de Genève, alors que les Ukrainiens libérés par les Russes ont systématiquement été battus, affamés et torturés.
La victoire est-elle possible ?
Cette guerre, nous l'avons déjà gagnée. Le plan initial des Russes était de prendre toute l'Ukraine en trois semaines et ils ont échoué. Pour nous, c'est une guerre existentielle : nous ne pouvons pas reculer sous peine de voir nos femmes violées, nos frères tués et nos enfants enlevés et russifiés. Les Russes, eux, vont flancher à un moment.
Repères :
13 mars 1990
Naissance d'Arsène Sabanieev, à Kiev. Il émigre en France en 1999 avec sa mère
27 février 2014
Prise du parlement de Crimée par les troupes russes, qui marque le début de la guerre entre l’Ukraine et la Russie
2020
Arsène Sabanieev termine son internat d'anesthésie-réanimation
22 février 2022
Vladimir Poutine lance l'invasion à grande échelle de l’Ukraine. Deux semaines plus tard, le Dr Sabanieev réalise son premier voyage en Ukraine pour livrer du matériel médical
Mars 2022-février 2023
Le Dr Sabanieev effectue quatre autres voyages en Ukraine, au cours desquels il soigne en zone de conflit, procède à des évacuations sanitaires pendant les durs combats pour Bakhmout et fait la liaison en ambulance entre les postes médicaux avancés et les hôpitaux de l'arrière
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