LA SOUFFRANCE AU TRAVAIL n’est pas un phénomène nouveau mais elle a évolué, estime la sociologue Danièle Linhart, également membre de l’Observatoire du stress à France Télécom. « Si, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, elle traduisait la lutte des classes et était un vecteur de mobilisation idéologique, elle est vécue aujourd’hui sur un mode purement personnel, une épreuve individuelle. On entend le salarié dire : "Je n’ai pas de chance" ou bien "Je ne suis pas à la hauteur". Pour contraindre le salarié à s’engager à fond, on lui applique la politique du changement permanent, on le déplace, et on évite qu’il se constitue un réseau, qu’il se crée des amitiés avec la hiérarchie, elle-même très mobile et fixant des objectifs surdimensionnés. Dans ce contexte, le travail perd sa dimension socialisatrice, elle devient davantage une expérience solitaire que collective comme elle était avant. » Idée cliché, rebattue mais réaliste, la mondialisation amène la déshumanisation, estime le psychiatre Patrick Lemoine. « On ne connaît plus nos patrons, on ne sait plus si l’entreprise pour laquelle on travaille est française, anglaise ou chinoise. Les opens spaces, certains s’y plaisent, d’autres s’y perdent ».
Et la crise ? Aurait-elle accentué le mal-être ? La crise a bon dos, semblent analyser de concert les spécialistes. « Je n’ai pas le souvenir, depuis que je suis sur le marché du travail, d’avoir connu de période de non-crise », constate le Dr Lemoine. Il diagnostique plutôt un changement de nos sociétés, qui rendent l’être humain inadapté aux structures qu’il a lui-même mises en place. « Il serait bon de revenir à des petites PME, qui se juxtaposeraient en grosses entreprises, qui, elles-mêmes, formeraient ces multinationales à succès ».
Cécités quotidiennes.
Le journaliste Hubert Prolongeau a mené l’enquête sur les conditions de travail chez Renault, épluchant journaux intimes et mails de salariés qui se sont suicidés, adressés à leur « n +1 » (supérieur hiérarchique immédiat), recueillant témoignages de collègues, amis et familles. « Toutes les correspondances que nous avons pu lire montraient un désarroi total. Ces personnes travaillaient sur des postes nouveaux, et ils ne savaient pas comment s’en sortir. Tous étaient également confrontés à un manque de reconnaissance complète. Mais la direction aussi semblait désemparée. Il n’y a pas de "méchants patrons". Personne n’a montré un quelconque désintérêt, personne n’a invoqué ces suicides comme lesdommages collatérauxd’une situation de crise. C’est ce système, qui écrase les gens, qui est à mettre en cause, et non des comportements individuels. »
Ces questions sont complexes, en effet. « Nous devons rester dans l’humilité, sans distinguer des coupables d’un côté et des victimes de l’autre, renchérit Marie Pezé, psychologue qui a créé en 1997 la première consultation « souffrance au travail », à l’hôpital de Nanterre (qui fonctionne aujourd’hui en réseau avec 23 autres). « Dans le cas de cet employé, suicidé, à qui l’on avait demandé de réduire une formation qu’il partait assurer au Brésil de trois à une semaine et à qui on avait confié la traduction en portugais de 650 diaporamas, nous avons pu constater qu’il avait consulté sa DRH, son médecin du travail aussi, avant de commettre l’acte fatal. Nous sommes tous responsables de nos petites lâchetés, de nos petites cécités quotidiennes. »
Milieu hostile.
La sociologue Danièle Linhart avance l’idée d’une exception française concernant le rapport des individus au travail, conclusion qu’elle tire d’une enquête menée dans 27 pays européens. « En France, plus que dans d’autres pays, le travail relève de l’honneur, de la dignité. Le rapport au travail est plus subjectif, plus affectif. C’est lui qui permet de prendre pied dans la société. Or, le milieu du travail est devenu hostile. Le problème de la France vient de la défiance du management face au corps social, avec la persistance de principes tayloriens dans l’organisation du travail. Les employés, eux, ont le sentiment de non-maîtrise, de non-reconnaissance, de non-confiance aux collègues non plus. » Mais la donne a changé, estime Marie Pezé, se fondant sur plusieurs arrêts récents de la cour de Cassation. « Les employeurs ont l’obligation de veiller à la santé mentale et physique de ses employés, et cette obligation est de résultat. »
C’est Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État chargée de la prospective et du développement de l’économie numérique, qui a ouvert les débats du colloque. Un symbole fort et encourageant pour le Dr Olivier Drevon, président de l’UNCPSY, qui appelle de ses vœux une « grande loi sur la psychiatrie ». En novembre dernier, le Centre d’analyse stratégique a remis à la secrétaire d’État un rapport sur la question. « La santé mentale ne doit pas être cantonnée aux lieux où l’on dispense des soins », a estimé Nathalie Kosciusko-Morizet. Reconnaissant que, dans le monde du travail, il est à déplorer « la qualité souvent médiocre des relations managériales (...), à l’origine de trop nombreuses souffrances psychiques au travail », elle suggère le développement de formations continues pour les managers, « dans lesquelles seraient exposés les enjeux que représente la santé mentale de leurs salariés ».
Article suivant
« Une affaire de manager, pas de docteur »
Santé mentale, l’affaire de tous.
« Une affaire de manager, pas de docteur »
Premiers indicateurs sur les risques psychosociaux
Un suicide reconnu comme maladie professionnelle
La société menace les personnes vulnérables
Un livre pour comprendre et agir
Bertrand appliquera l'ordonnance Légeron
Les médecins du travail au coeur de la crise de confiance
CCAM technique : des trous dans la raquette des revalorisations
Dr Patrick Gasser (Avenir Spé) : « Mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes »
Congrès de la SNFMI 2024 : la médecine interne à la loupe
La nouvelle convention médicale publiée au Journal officiel, le G à 30 euros le 22 décembre 2024