Un chercheur en mal de publication peut être tenté de faire appel à des paper mills (ou « moulins à papier »). Ces sociétés, qui vendent des articles scientifiques souvent complètement factices, œuvrent pour la plupart en Russie et en Ukraine, en Iran, en Inde et en Chine, puisant leur clientèle parmi les hordes de scientifiques en attente de financement, de diplôme ou de promotion. La biologie-santé est la première concernée.
« Dans ces pays en phase intensive d’intégration dans le marché des publications scientifiques, les chercheurs manient mal l’anglais. Les jeunes sont particulièrement mis sous pression. On leur dit : tu auras ta thèse si tu as publié trois articles », pointe le médecin de santé publique Hervé Maisonneuve, auteur du blog « Rédaction médicale ».
Sous-traiter peut aussi être financièrement avantageux, quand les moyens font défaut. « En Chine, on donne de l’argent en cash pour motiver des chercheurs, poursuit-il. Les sommes allouées sont peu transparentes. Si une université vous donne par exemple l’équivalent de 1 000 ou 5 000 euros pour une publication, et que vous pouvez sous-traiter cela pour 500 ou 2 000 euros à une paper mill, vous êtes incité à jouer. Mais il y a des risques de se faire prendre et en Chine les sanctions sont rapides. »
D’après le médecin de santé publique, un autre élément explique le succès des paper mills. Dans ces régions du monde, les scientifiques sont en très grand nombre et motivés à sortir du lot, d’une manière ou d’une autre. Le business se compte en dizaines de millions de dollars. « Pour 2019 et 2021, j’estime le chiffre d’affaires de “International Publisher LLC” à 6,5 millions de dollars », expose Anna Abalkina, chercheuse à l’Université libre de Berlin.
Faux signataires
Les moulins à papier pratiquent souvent un autre type d’escroquerie, la fraude à la paternité, « dans laquelle certains ou tous les auteurs de l’article n’ont pas contribué au projet de recherche », confie Anna Abalkina. Ils proposent à un chercheur d’être ajouté comme co-auteur d’un article. Certains sont prêts à payer cher. Ces fausses collaborations révèlent parfois « l’entourloupe ». Parmi les articles de paper mills qu’elle a dévoilés, Anna Abalkina en désigne un dans lequel « un chercheur en médecine et un économiste écrivent ensemble un article sur le génie chimique ! »
Des algorithmes d’écriture automatique
Les paper mills sont des petites officines de « chercheurs au chômage », décrit le Pr Maisonneuve. Ils connaissent donc très bien la codification des publications. « Les paper mills utilisent aussi des algorithmes d’écriture automatique, rapporte-t-il. Vous rentrez des chiffres dans un fichier Excel et le robot vous sort un article. » Pour illustrer en quoi l’intelligence artificielle (IA) fait énormément bouger les lignes, il rappelle l’histoire du « robot chercheur », auteur de faux articles et inventé par le programmeur Cyril Labbé. L’informaticien a aussi mis au point un système pour détecter les articles élaborés par des IA. Les algorithmes sont parfois trahis par des éléments très cocasses. Par exemple, dans un article consacré au cancer de la prostate, la moitié des patients sont des femmes.
« On manipule moins le “Lancet” que les revues de Raoult », ironise le Pr Maisonneuve. En effet, les faux articles sont surtout publiés dans les revues prédatrices (voir page 14), que les chercheurs paient très cher pour être publiés sans examen critique par des pairs. Aussi, la fraude des paper mills passe massivement sous les radars. La technique du « one shot » marche apparemment bien. « Les articles de “International Publisher LLC” utilisent le principe “un journal, un article” », dénonce le médecin.
La course effrénée à la publication
Mais les papiers fantômes produits de façon industrielle cochent des spécificités qui les rendent détectables, comme un formatage très uniforme ou la duplication d’images. C’est de cette façon qu’en février 2020, Elisabeth Bik, une microbiologiste néerlandaise, a révélé le plus gros paper mill identifié à ce jour. Situé en Chine, il comptait à son actif 521 articles factices, qui utilisaient la même série d’images. D’après la chercheuse, cette usine à papier a sûrement produit à elle seule des milliers de faux et est probablement toujours en activité aujourd’hui. La revue « Science » a relayé l’alerte.
Le Pr Maisonneuve attribue la dérive des paper mills à l’évolution du système de la recherche, qui fait que les chercheurs sont obnubilés par leur volume de publications et le fait d’être cités par d’autres. Dans son viseur, le facteur d’impact, un outil d’évaluation de la recherche qui a fait dériver la science mondiale, affirme-t-il. « Depuis 30 ans, on attribue des recherches, on donne de l’argent et on distribue des promotions sur cet indicateur, explique-t-il. Si j’ai publié dans des revues à forte notoriété, j’aurai une meilleure note. Si mon article est beaucoup cité, ça fait monter la notoriété de la revue, donc ma note. » Un autre problème d’un tel système est qu’il ne sépare pas le bon grain de l’ivraie. Un article peut se trouver très cité justement parce qu’il est très mauvais. « Un des papiers de Didier Raoult très décrié a été repris 5 000 fois », rappelle-t-il.
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