Pr Antoine Flahault, spécialiste en santé publique et en épidémiologie

« Nos modèles dérivent directement des travaux des mathématiciens anglais de l'entre-deux-guerres »

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Publié le 12/06/2020
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Les modélisations utilisées pour comprendre l'épidémie de Covid-19 proviennent des travaux de mathématiciens anglais de l'entre-deux-guerres. Portrait d'une discipline qui s'est complexifiée au gré des épidémies, non sans subir certains contresens de la part de la société, avec le professeur Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale de l’université de Genève (Suisse).

Crédit photo : AFP

LE QUOTIDIEN : Quand les modélisations sont-elles apparues dans la santé publique ?

PR FLAHAULT : L'on pourrait évoquer Daniel Bernoulli (auteur en 1760 d'une modélisation de la variole, NDLR) mais nos modèles dérivent plus directement des travaux des mathématiciens anglais Anderson Gray McKendrick et William Ogilvy Kermack, qui ont élaboré les modèles compartimentaux en 1927, afin de comprendre pourquoi la pandémie de grippe dite espagnole s'est éteinte.

La complexification des modèles doit beaucoup à l'arrivée des ordinateurs, dont la puissance de calcul est nécessaire pour étudier la diffusion de vagues épidémiques dans une communauté ou entre différentes régions du monde. À partir des années 1960, les Soviétiques ont ainsi développé des modèles mathématiques de diffusion de la grippe sur leur territoire.

Dans les années 1980, en pleine guerre froide, a lieu l'un des transferts de connaissance les plus précieux du domaine, lorsqu'un scientifique soviétique, Leonid Rvachev, transmet à l'américain Ira Longini ses codes et programmes pour reconstituer la grippe de Hong Kong. Nos équipes ou celles de l'Imperial College utilisent encore ce type de modèles, qui se sont depuis, bien sûr affinés. Depuis 2000, à la faveur de la grippe aviaire se sont notamment développés les modèles « agents centrés », qui simulent sur ordinateur le comportement de chaque individu des compartiments, de manière encore plus réaliste.

Dans la crise sanitaire liée au Covid-19, les gouvernements se sont beaucoup appuyés sur les modélisations pour prendre leurs décisions. Comment faisait-on auparavant ?

Il est vrai que jamais la modélisation mathématique n'a eu autant de poids dans la décision politique que lors de la crise liée au Covid.

Mais on n'a pas attendu l’avènement de la modélisation mathématique pour prendre des mesures de distanciation sociale. L'ère pastorienne avait changé la donne bien avant : dès qu'il y avait suspicion de contagiosité interhumaine, on mettait en place, de façon pragmatique et intuitive, des lazarets et quarantaines pour couper les chaînes de transmission. Lors de la pandémie de 1918-1919, des mesures de fermeture des écoles, des commerces non essentiels et des frontières ont été prises notamment aux États-Unis, tout comme l'interdiction des rassemblements ou la restriction des voyages. Leur efficacité, alors pressentie, n'a été démontrée scientifiquement que beaucoup plus tardivement.

Il faut noter que les travaux fondateurs de McKendrick et Kermack ne visaient pas à prédire l'avenir, ni même à appréhender l'émergence épidémique. Il s'agissait de comprendre les raisons de l'extinction d'une épidémie.

Nos attentes à leur égard ont-elles évolué au cours de l'histoire ?

Certes, les gens sont friands de prévisions et celles-ci se développent dans plusieurs domaines (météorologie, climat, démographie, économie). Il y a parfois une surinterprétation des scénarios fournis par la modélisation mathématique, par les journalistes, ou par les chercheurs eux-mêmes, parfois avec l’objectif de faire pression sur les politiques afin qu’ils prennent des mesures de prévention et de contrôle contre le processus épidémique naissant.

Mais les qualités prédictives des modèles mathématiques restent médiocres au-delà de huit jours. Il faut plutôt les voir dans un rôle analogue à ce que sont les planches à dessin pour les architectes : ils nous aident à visualiser différents scénarios possibles, et nous permettent d'envisager diverses stratégies d’intervention. Dans ce cadre, se préparer aux scénarios catastrophes peut être utile. En sachant qu'ils ne se produiront presque jamais, heureusement.

Quelles sont les épidémies qui ont marqué l'histoire de la modélisation ?

La grippe a été très étudiée (ses modèles sont d'ailleurs voisins de ceux utilisés pour le Covid-19). La modélisation s'est aussi penchée sur la rougeole et la variole, le paludisme, la dengue, le chikungunya, les hépatites… L'OMS a bâti de nombreux programmes de vaccination grâce à elle.

L'épidémie de VIH-Sida a enfin beaucoup mobilisé la discipline, car les inconnues étaient à l'époque très nombreuses. L'on a ainsi développé le « now casting », qui relève plus de l'estimation que de la prévision (« fore casting »), afin d'évaluer par exemple combien de personnes sont actuellement infectées par le virus ou quelle est la durée de l'incubation de la maladie.

L'épidémie de Covid-19 va-t-elle transformer la discipline ?

L'épidémiologie gardera toujours une branche théorique et une autre, davantage orientée vers le terrain. Mais la recherche devrait se concentrer davantage sur les insuffisances prédictives des modèles, notamment en cherchant à les améliorer en tenant mieux compte des signaux faibles et des comportements des individus que l’on peut aujourd’hui davantage renseigner avec l’ensemble des données dont on dispose.

Propos recueillis par Coline Garré

Source : Le Quotidien du médecin