Nous l’appellerons Simone ; Simone est tombée dans ce langage quand elle était petite. Elle est une experte spontanée dans cet art du langage, mais pour son malheur. Elle aurait pu être une politique de premier ordre. Sa mère est décédée au moment de son accouchement, ou plutôt, c'est sa venue qui fut cause de la mort de sa mère ; c'est ce qu'on lui a fait comprendre, ou ce qu'elle a compris. Subtilité du langage non scientifique qui permet de dire sans dire, de dire tout ou son contraire avec les mêmes termes, le vrai et le faux en même temps. Avec une piqûre de rappel quand son père est décédé quelques années après, puis placement dans sa famille. Elle avait nécessité de développer et parler ce langage pour se protéger.
Simone vient de faire un état grippal, banal, dans le langage des médecins ; mais pas dans celui de Simone. Il faut connaître toute la vie de Simone pour savoir ce qu'elle veut exprimer. Car pour elle, l'épisode actuel est le plus important qu'elle n'a jamais eu, donc elle a quelque chose de grave que le médecin doit absolument découvrir. Et elle répète à chaque parole – non en harmonie avec ce qu'elle exprime - du médecin : « Docteur, vous ne comprenez pas ce que j'ai ». Alors, elle dit – vrai dans son langage ou plutôt faux dans celui du médecin - avoir beaucoup de fièvre, de toux grasse ou sèche, car elle ne sait pas ce que ça veut dire, ne pas manger, mais sans maigrir - ne pas manger voulant dire ne pas se mettre à table comme tout le monde - réclame des antibiotiques mais surtout pas de la pénicilline, et pas de cortisone, car elle n'en veut pas.
Dominée par son propre langage
« Dessine-moi un insecte » n'est pas une phrase correcte ; l'un dessinera un hanneton, un autre un papillon, un troisième un animal imaginaire, symbolique. On devrait dire « dessine-moi une variété d'insectes », sinon on peut en déduire que hanneton = papillon = animal imaginaire = symbole. Devos excellait dans ce type de langage, mais la science ayant défini, désigné et classé l'ensemble des variétés d'insectes, cette déduction est facilement mise à mal. Ce qui n'est pas le cas avec les autres mots du langage usuel qui n'ont pas été étudiés par la science. Car chacun peut y mettre ce qu’il veut, c’est une forme de liberté. Et Simone excelle dans ce domaine ; tous nos patients aussi, d'ailleurs, mais Simone en est une caricature. Mais si Devos dominait son langage, Simone est dominée par son propre langage.
Pour elle, état grippal veut dire sinusite, car les deux sont de la même famille et elle glisse de l'un à l'autre (hanneton = papillon), et elle a déjà fait une sinusite, très grave, car elle avait été hospitalisée à ce moment. En fait, elle avait été hospitalisée suite à un accident de la voie publique, avec enfoncement de l'os maxillaire. Et comme on n'hospitalise que lorsque l'on a quelque chose de grave, sa sinusite était donc très grave, avec antibiotiques. Mais hospitalisation veut dire séparation de ses proches, isolement, abandon comme lorsqu’elle était jeune enfant. Hospitalisation d'un cas grave veut dire mort prochaine. D'ailleurs, jeune adulte, elle avait été hospitalisée, et on lui faisait subir des « comas insuliniques » qui la menaient au bord de la mort, technique alternative à l'époque des électrochocs qui reviennent à la mode. Elle se retrouve donc de déduction en déductions à sa naissance, en tant qu’orpheline, moment le plus douloureux de sa vie ; son état grippal actuel est aussi douloureux que cela.
Lors de son accident, elle avait eu de la josamycine, alors, c'est donc le médicament miracle qui l'a sauvé, le seul qui peut lui convenir, car comme on le sait, un médicament est adapté à un patient, pas l'inverse. Et pour elle, c’est le seul médicament qui peut la guérir. Mais elle ne dit rien, c'est au médecin de poser diagnostic et de proposer le traitement qui lui convient.
Le médecin, face à la « gravité » ressentie, mais pour montrer que c'est lui qui dirige, a proposé un médicament plus moderne, avec durée plus courte et dosage moindre (mais posologie normale). Efficacité à dose moindre veut dire « obligatoirement » médicament plus fort ; pour aggraver son cas, car elle a un autre défaut, c'est d'avoir une mémoire extraordinaire, elle a demandé au pharmacien de lui apporter en plus un vieux sirop connu d'elle, mais elle n'a pas compris pourquoi, avec un même nom, elle avait un sirop pour toux sèche alors qu'avant, il était pour toux grasse ; elle n'a donc rien supporté comme prévisible, car elle avait la sensation naturelle d'avoir été trompée. Car les médicaments constipent, et la constipation veut dire cancer ; les médicaments ça fait gratter, alors elle se gratte, ça fait sortir des boutons, et des bouquets de boutons, c’est un zona . Elle a été traitée plusieurs fois, avec différents médecins pour un zona, qui sont tombés dans son piège ; car un zona, ça veut dire cancer, hospitalisation, séparation de ses proches, orpheline et mort.
Quand on arrive à se positionner dans son référentiel volatile de l'instant, on croit la saisir, elle a alors un gros sourire contrastant avec son état anxieux du moment, pour faire comprendre qu'on a tapé au bon endroit, puis se fige, et comme un poisson que l'on vient d'attraper, elle glisse brutalement d'entre les mains, retrouvant son visage anxieux et repartant dans un domaine différent comme si de rien n'était ; le médecin est vaincu par KO.
Cette prison des mots qui est aussi la nôtre
Alors, comme après presque chaque fois, pour un syndrome banal, de façon prévisible, Simone a pris le chemin de l'hôpital général comme porte d'entrée de l'hôpital psychiatrique, car personne ne comprend ce qu'elle dit et ressent, encore moins ce qu'il faut faire pour la faire sortir de cette prison du langage qui est aussi la nôtre, mais dont elle est un modèle exacerbé. Une pathologie banale pour un coût financier exorbitant pour la société et une souffrance inouïe pour elle. Simone a ce qu'on appelle en haut lieu de la bobologie ; mais en haut lieu, se pose-t-on la question de savoir pourquoi un grand nombre de patients consulte pour de la « bobologie », et que ce sont toujours les mêmes pendant toute leur vie ?
Hier soir, je regardais un débat politique à la télévision ; j'avais l'impression d'un combat « Simone contre Simone » ; sauf que le langage spontané de Simone était ici volontaire ; le dogme de la tour de Babel a encore de beaux jours devant lui. Dernier verrou à faire tomber pour que l'homme soit un Homme.
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