LE QUOTIDIEN : En quoi consiste votre exercice en terres australes ? Qu’est-ce qui vous a motivé à emprunter cette voie si originale ?
JONATHAN MOISSON : Mon activité se partage entre la médecine d'urgence au Samu de Paris (22 heures par semaine) et mon rôle de médecin adjoint pour les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) de l’Institut Paul-Émile Victor depuis fin 2024. Dans ce cadre, je réalise les bilans d’aptitude et je m’occupe des achats et de la logistique selon les besoins des médecins sur place. Cela peut-être des réactifs de laboratoire, des équipements d’analyse, des médicaments, etc.
Je pars également un mois à bord du [navire ravitailleur, NDLR] Marion Dufresne, un bateau océanographique qui assure l’approvisionnement des bases scientifiques des îles. Cet exercice est unique et j’en avais un peu rêvé : on évolue dans l’un des milieux les plus isolés au monde, où toute évacuation nécessite jusqu’à six jours de bateau. Cela demande une préparation à la gestion de situations médicales très variées et imprévisibles. Je suis parti là-bas pour la première fois en octobre dernier. Durant cette période, il m’est arrivé d’assister les médecins présents sur les bases lorsqu’ils en avaient besoin. J’avais au préalable suivi une formation d’une semaine de chirurgie sur cadavre à Caen et une semaine de secours en montagne avec le PGHM de Chamonix.
“Il y a des pathologies variées, allant de la traumatologie simple aux suspicions de phlébite ou des douleurs thoraciques
À quoi ressemble une journée type sur le bateau ?
C’est très varié. Je forme les scientifiques aux premiers secours, en leur apprenant les bases comme le massage cardiaque et la gestion des traumatismes. Ils reçoivent ensuite des formations plus poussées sur place. Je m'occupe aussi des consultations médicales courantes, comme le mal de mer. Il y a des pathologies variées, allant de la traumatologie simple aux suspicions de phlébite ou des douleurs thoraciques.
En tant que membre de l'équipage, je participe également à des exercices incendie et à des formations médicales. Nous avons aussi de quoi réaliser des radiographies, des échographies, de la biologie embarquée, et même du matériel chirurgical, dentaire et de réanimation.
Qui sont les médecins qui partent ?
Ce sont principalement des médecins généralistes et des urgentistes. Il n’y a pas de spécialité spécifique, mais ce sont souvent des profils ayant travaillé en milieu isolé, comme en médecine maritime ou en dispensaire. Ces médecins ont une approche pragmatique et savent s’adapter à diverses conditions.
Il y a aussi une dimension logistique importante, notamment la gestion des stocks et des équipements. Les rotations sont de dix-huit mois, avec douze mois sur base et un mois en rotation en bateau. Et il faut compter cinq à six mois de formation préalable. Les médecins sont sous contrat militaire, leur grade déterminant leur situation, tandis que ceux affectés à la Réunion ou à Paris, comme moi, ont des contrats de praticien hospitalier contractuel (PHC), avec 50 % de leur activité dédiée aux TAAF.
“En Antarctique, les formations sur l'hypothermie sont cruciales
Quelles sont les pathologies fréquemment rencontrées par les médecins là-bas ?
Les pathologies varient mais on rencontre beaucoup de cas ostéoarticulaires, notamment des tendinites, en raison des longues distances et des charges lourdes. Il y a aussi un besoin important de soutien psychologique, car les conditions isolées créent un environnement de type “vase clos”. On traite aussi des problèmes dentaires, de médecine générale, et tout ce qui peut se présenter à nous. En Antarctique, les formations sur l'hypothermie sont cruciales. Avec des températures allant jusqu'à - 30 ou - 90 °C, les gelures représentent un risque majeur.
Quels sont les critères à prendre en compte pour les bilans d’aptitude ?
Avant leur départ, les candidats passent une batterie de tests, avec des bilans médicaux et psychologiques approfondis pour évaluer leur aptitude à vivre en milieu isolé. Les médecins qui exercent dans ces zones jouent un rôle clé dans la santé mentale du groupe, avec des activités et célébrations pour contrer le "syndrome de l’hivernage." Les missions durent treize mois, incluant un mois de rotation en bateau et une formation préalable de six mois pour s'adapter à ces conditions extrêmes.
Les médecins et scientifiques de la base Concordia, en Antarctique, sont, eux, coupés du monde pendant neuf mois de l’année car il fait - 90 °C ! On dit souvent que l’exercice là-bas est plus isolé que sur la station spatiale internationale (ISS). En cas d'urgence médicale, l'ISS permet une évacuation en 48 heures, tandis que nous, c'est souvent bateau obligatoire, sauf dans quelques cas exceptionnels en Antarctique avec des évacuations par avion, et sans bateau, il n'y a pas d'évacuation.
“On dit souvent que l’exercice là-bas est plus isolé que sur la station spatiale internationale
En dehors de leur exercice, les médecins ont-ils de quoi s’occuper ?
Oui, il y a une salle de sport, diverses installations avec des laboratoires, des espaces de vie communs, une boutique et un bar qui sert de lieu de rassemblement social, avec des soirées favorisant la cohésion. Des efforts sont cependant faits pour limiter la consommation d'alcool et éviter les abus sur la base.
Concernant la nourriture, il y a déjà eu d'excellents chefs, dont un ancien de chez Paul Bocuse ! Après ils font au mieux car durant une partie de l'année, ils doivent se contenter de boîtes et de produits surgelés faute de produits frais. Sur le bateau, en revanche, c'est un service à l'assiette avec des produits frais. On est très loin des repas servis à l'AP-HP…
Quel rôle joue la télémédecine dans ces environnements si reculés ?
Elle est absolument essentielle. Les blocs opératoires sur les bases sont équipés de caméras qui permettent de transmettre des images en direct à des spécialistes situés à distance. Par exemple, lors d’une intervention chirurgicale, un anesthésiste ou un chirurgien peut guider l’équipe médicale. Celle-ci est parfois aidée de non-médecins formés pour l’occasion, comme des cuisiniers ou des menuisiers qui vont éventuellement aider à préparer les drogues ou surveiller les scopes. Cela permet de pallier le manque de personnel médical tout en assurant une prise en charge de qualité.
Avez-vous été marqué par un événement pendant votre séjour ?
Un moment fort a été ma rencontre avec un bébé éléphant de mer sur l'île de Kerguelen. Il s'est approché jusqu'à 20 cm, c'était incroyable. Sur le plan médical, je n’ai pas eu de grosses interventions, mais ce qui est marquant, c’est d’être le seul médecin sur place. On fait partie de l’aventure, tout en devant garder une légère distance liée à notre rôle.
Les rencontres humaines sont extraordinaires. Il y a des scientifiques passionnés et une véritable effervescence intellectuelle. Tout le monde participe : certains aident à peser des bébés animaux, d’autres prennent part à des projets scientifiques qui sont le rêve d’une vie. Et puis, il y a ce moment unique, après six jours de bateau, quand tu arrives et que tu aperçois enfin les premières îles. Certaines sont interdites d’accès depuis vingt ans car ce sont des réserves naturelles et personne n’y a posé le pied depuis. Quand on passe juste à côté, on se sent un peu aventurier du bout du monde.
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