Équipes pluridisciplinaires, entretiens infirmiers

Le nouveau visage de la médecine du travail divise la profession

Publié le 14/02/2012
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Crédit photo : S TOUBON

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LA MÉDECINE DU TRAVAIL ne sera plus la même à partir du 1er juillet 2012.

La réforme annoncée au printemps 2010 avait pour objectif de panser les maux d’une spécialité démographiquement à la dérive : plus de la moitié des 6 500 médecins du travail ont plus de 50 ans. Ils ne seront que 2 300 en 2030 si rien est fait. Mais le remède ne convainc pas.

Les deux décrets du 30 janvier n’apaisent pas les craintes, déjà exprimées lors du débat législatif, sur l’indépendance du médecin du travail. La loi prévoit que le conseil d’administration des services de santé au travail soit présidé par un représentant des employeurs, la trésorerie revenant aux mains d’un salarié. « Les décrets amplifient les changements de la loi : ils donnent toutes les conditions pour aliéner l’indépendance des médecins », regrette Mireille Chevalier, présidente du syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Dominique Huez, à la tête de l’association santé et médecine du travail (SMT) la rejoint dans son diagnostic : « le risque est que le directeur des services s’immisce dans la médecine, or, il ne peut y avoir d’encadrement des pratiques d’un professionnel qui engage sa responsabilité, même si des accords collectifs sont nécessaires ».

La place du praticien encore floue.

La création d’équipes pluridisciplinaires dans les services de santé interentreprises (et non autonomes) laisse sceptique. Le doute porte sur la place du médecin : est-il responsable de l’équipe et a-t-il le choix des missions ? « Le texte dit que les actions sur le milieu de travail sont menées dans les services autonomes par le médecin du travail, et dans les services interentreprises, par l’équipe pluridisciplinaire "sous la conduite du médecin du travail et dans le cadre des objectifs fixés par le projet pluriannuel"... Mais qu’y a-t-il derrière les mots "sous la conduite" et qui fixe le projet ?  » s’inquiète Mireille Chevalier.

Le Pr Paul Frimat, responsable du service de pathologie professionnelle et environnement au CHRU de Lille, favorable à la loi, tempère tout en reconnaissant « que dans les services interentreprises, où le CHSCT et le conseil d’administration auront la priorité, il y aura négociation ». Le Dr Gilles Leclercq, médecin-conseil à l’ACMS*, veut aussi voir la coupe à moitié pleine : « Les médecins du travail agiront dans le cadre des commissions médicotechniques qui élaboreront le projet de service sur la base du contrat signé entre le service, la région et la Sécurité sociale et ils le présenteront au conseil d’administration et à la commission de contrôle ». Mais les commissions médicotechniques, souvent comparées aux commissions médicales d’établissement, n’ont pas de pouvoir contraignant. « À voir », résume le Dr Chevallier.

La prévention entravée ?

La place des infirmiers dans l’équipe clive tout autant la profession. Les décrets stipulent que « le médecin du travail peut confier certaines activités, sous sa responsabilité, dans le cadre de protocoles écrits, aux infirmiers» (et autres membres de l’équipe pluridisciplinaire). Une précision qui régularise une pratique déjà installée, à l’exception des protocoles écrits. La nouveauté vient de ce que les infirmiers peuvent réaliser des entretiens de suivi du salarié, sans évaluer l’aptitude. Conséquence : le médecin du travail n’est plus obligé d’examiner le salarié tous les 2 ans dès lors que sont mis en place « des entretiens infirmiers et des actions pluridisciplinaires annuelles ».

« Cela permet de diminuer la charge de travail du médecin ! », se félicite le Dr Leclercq. Selon lui, il pourra ainsi se concentrer sur les urgences ou les situations difficiles. À front renversé, Dominique Huez craint que cette dérogation « sans limite » à l’examen médical périodique « entraîne la mort de la prévention médicalisée ». Sans compter que l’accord du médecin du travail n’est plus obligatoire lors du recrutement des infirmiers, autre pavé dans la marre de leur indépendance.

Risque de conflit d’intérêt.

Le consensus est en revanche presque atteint sur la création du statut de « collaborateur médecin ». Ces professionnels s’engagent à suivre une formation pour être qualifiés par l’Ordre tout en assistant un médecin du travail dans ses missions. L’objectif de cette formation en alternance (qui équivaut au niveau d’un DES) est de faciliter les reconversions des généralistes et de renforcer les rangs des médecins du travail. Des internes pourront en outre effectuer leurs stages dans les services de santé au travail et remplacer un professionnel absent. Pas sûr, néanmoins, que cela suffise à résoudre la crise démographique.

Opposants et avocats de la réforme s’écharpent enfin sur d’autres points, notamment le risque de conflit d’intérêt qui pèse sur les intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) : placés sous la responsabilité du médecin pour l’identification des risques, ils peuvent aussi être missionnés par l’employeur. Dans le fond, deux conceptions peu conciliables de la médecine du travail s’affrontent. « Nous allons devenir des gestionnaires de parking qui gardent les salariés au travail, gèrent la main-d’œuvre et traitent les conséquences de l’usure professionnelle au détriment de la prévention », s’emporte le

Dr Dominique Huez. « Pendant 50 ans on a mis la médecine du travail sous l’œil du médecin, or, nous sommes au service de la collectivité et des entreprises », rétorque le Pr Paul Frimat.

*Association interprofessionnelle des centres médicaux et sociaux de santé au travail en Ile-de-France

 COLINE GARRÉ

Source : Le Quotidien du Médecin: 9083