Le cœur battant, la respiration saccadée, je me fige au moindre bruit. Derrière moi, Abe suit comme il peut, son corps parcouru des zébrures rose et carmin de l’angoisse et de l’épuisement. Je sais qu’il a mal, mais nous devons tenir encore un moment. Encore quelques centaines de mètres dans la peur, encore plusieurs longues minutes avant la sécurité. Je sens sa main froide qui se pose sur mon épaule, comme une supplique. Je me tourne vers lui, secoue la tête. Pas encore, nous n’y sommes pas encore.
Ils sont arrivés il y a cinquante ans, presque dix ans avant ma naissance. Ils ne se sont pas posés en fanfare devant la Maison Blanche, non, ils ont atterri partout dans le monde, là où ils le pouvaient, dans les rues, les campagnes, les jardins. Au milieu de celui de mes grands-parents, par exemple, dans un petit village non loin de Brest.
Épuisés par des années de fuite à travers le cosmos, ils n’ont pas opposé de résistance quand les autorités de toutes les nations sont venues les arrêter. Mais il y en avait trop, ils étaient partout, si nombreux. Et ils ne pouvaient pas repartir. La Terre était leur dernier espoir, celui sur lequel ils avaient tout misé. Leurs vaisseaux étaient noirs et morts, ils sentaient la faim et la solitude. Alors il a fallu s’adapter. Et comme les êtres humains ont beaucoup de mal à apprendre de leur propre histoire, nous avons construit des réserves pour les parquer loin de nous.
Ils n’étaient pas dangereux, pourtant. Ils ne venaient pas conquérir ou détruire, ils ne transmettaient pas de virus, ne se nourrissaient même pas de viande. Ils étaient doux et fragiles, supportaient mal notre atmosphère, la violence leur semblait étrangère. Mais ils étaient différents. Trop différents, sans doute. Trop passifs. Les Hommes auront pris cela pour de la faiblesse.
Les octodactyles ne parlent pas, aucun d’entre eux ne le peut. Ils entendent, mais leur mode de communication n’est pas oral. Ils s’expriment à travers leur corps. Les milliards de cellules chromatophores qui composent leur épiderme leur permettent de changer la couleur et la texture de leur peau à leur gré. Comme les pieuvres de nos océans. Une technique probablement développée pour le camouflage aux origines de leur espèce et dont ils se servent désormais pour communiquer entre eux.
Un bruit sourd résonne derrière moi. Je me retourne. Abe s’est écroulé en avant, sans une plainte, le corps parcouru de spasmes colorés. Je me précipite, le retourne. Sa blessure à la cuisse s’est aggravée à cause de notre course à travers les rues de Paris, et celle au ventre s’est agrandie, elle commence à m’inquiéter. Il a perdu beaucoup de sang, le liquide bleu tache le bitume autour de lui.
— Non mon vieux, ne me lâche pas, c’est pas le moment ! marmonné-je entre mes dents.
Il n’est pas en état de continuer. Comment allons-nous arriver jusqu’à l’ambassade ? Je panse la plaie comme je peux, mais je n’ai pas le matériel adéquat. Je sors mon stéthoscope. Un battement de cœur, deux, trois. C’est bon. J’ai l’impression d’entendre un écho, c’est étrange… Mais ses trois cœurs battent, c’est le principal. Le bandage et le garrot concoctés avec les restes de ma veste devront faire l’affaire. Je m’apprête à le redresser pour qu’on reparte, même si je dois pratiquement le porter, quand j’entends des bruits de pas qui courent à l’angle de l’immeuble qui nous dissimule. Ils arrivent, nous n’avons plus le temps.
Laetitia Beau navigue le plus souvent dans les eaux agitées de l’animation pour enfants. Elle fait aussi du chant et du théâtre, sa troupe est spécialisée dans les opérettes d’Offenbach. Durant le temps que ces activités lui laissent, elle écrit des histoires pour les petits et les grands dans les genres de l’imaginaire, peuplées de dragons et de visiteurs venus d’ailleurs.
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