Ils ne portent pas d’uniforme, ce ne sont ni des militaires ni des policiers. Plutôt des miliciens décidés à faire appliquer leur vision de la justice. S’ils nous trouvent avec Abe, nous sommes tous morts. Sarah se relève de derrière les poubelles au pied desquelles nous sommes aplatis.
— Ne bougez pas, chuchote-t-elle entre ses dents, je me charge de les envoyer ailleurs.
Et elle part à grandes enjambées vers les hommes armés. Sarah n’a jamais eu peur de rien. Je ne sais pas ce qu’elle leur dit, mais deux minutes plus tard, ils se dirigent tous vers la rue adjacente, Sarah à leur tête, les menant d’un air plus décidé que jamais. Je ne sais pas comment elle fait ça, mais personne n’a jamais réussi à dire non à une Sarah résolue.
Pendant des années, les octodactyles ont supporté avec une placidité confondante ce que leur faisaient subir les humains, les privations, les enfermements, les humiliations, les violences. Les aliens qui étaient arrivés avec les vaisseaux semblaient accepter le sort que la vie, ou plutôt les terriens, voulaient bien leur réserver. Jamais aucun d’entre eux n’a levé la main sur l’un d’entre nous. Jamais aucun ne s’est plaint ou n’a protesté. Ils ont tout consenti sans rien nous reprocher, sans rien nous demander d’autre que le droit d’exister sur cette planète.
Mais ceux qui étaient venus après, ceux qui étaient nés ici, qui n’avaient jamais rien connu d’autre que cette vie-là, ceux-là ont fini par dire non. Était-ce parce qu’ils étaient plus jeunes, plus passionnés, plus intenses, comme le sont les jeunes humains ? Étaient-ils moins résignés car ils n’avaient pas connu l’errance à travers les immensités noires de notre galaxie qui avait tant épuisé leurs parents ? Ou bien avaient-ils appris la rébellion et la haine de ces mêmes humains qui les brimaient ? Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr que cela ait encore de l’importance.
Nous aurions dû le savoir, pourtant. Tous les êtres ont un point de rupture. Un jour, les jeunes octodactyles se sont soulevés. Ils se sont révoltés contre ceux qui les traitaient comme des animaux, ils se sont défendus. Il y a eu un accident, et un humain est mort.
Alors la peur qui rampait dans les veines des Hommes depuis des années s’est transformée en brasier galopant. Je refuse d’appeler cela une guerre, car ce n’en était pas une. C’était une extermination.
Les aliens n’avaient pas d’armes, pas de stratégie, pas de rage en eux. Pour la plupart, ils n’avaient même pas de colère. Certains jeunes ont résisté, il y a eu de nouveaux morts chez les humains, et ça n’a fait qu’attiser la haine contre eux. Ils ont essayé de protéger les enfants, mais ils n’ont pas tenu longtemps. C’est allé si vite. Et puis j’ai trouvé Abe devant chez moi. Il avait été blessé en essayant de porter secours aux siens. Médecin un jour…
Il n’y a plus personne dans la rue, j’essaye de me relever, mais Abe appuie une main sur mon torse en secouant la tête. Il a raison. Une seconde plus tard, je vois des retardataires du groupe de miliciens passer, courant dans la direction des précédents.
Alors seulement, nous nous redressons et nous nous remettons en route, bien trop lentement, au rythme des pulsations des trois cœurs de mon ami. L’ambassade n’est plus qu’à quelques pâtés de maisons, mais les couleurs d’Abe pâlissent de plus en plus. Ce n’est pas bon signe. Il faut qu’on y arrive, nous n’aurons pas de deuxième chance. Abe pèse plus lourd sur mes épaules. On peut le faire, on doit le faire.
Laetitia Beau navigue le plus souvent dans les eaux agitées de l’animation pour enfants. Elle fait aussi du chant et du théâtre, sa troupe est spécialisée dans les opérettes d’Offenbach. Durant le temps que ces activités lui laissent, elle écrit des histoires pour les petits et les grands dans les genres de l’imaginaire, peuplées de dragons et de visiteurs venus d’ailleurs.
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