Peau bleutée

#1 Un jour spécial

Publié le 11/09/2020
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Tu as mal dormi. Une nuit agitée. Dans ton rêve, ta mère, ton père, Trân, Hoan et Khai, étaient sur le chemin près de la maison. Ils marchaient vers le fleuve, leurs paniers remplis de poissons, de légumes et de fruits. Tu voulais les rejoindre, mais au fur et à mesure que tu avançais, la distance qui les séparait de toi devenait de plus en plus grande et tu avais beau crier, ils ne t’entendaient pas.

Tu t’es réveillée en sursaut. Les battements de ton cœur trop rapides, tes membres mous comme une poupée de chiffon. Tu n’as pas appelé, tu es habituée, tu sais ce qu’il faut faire. L’interrupteur sur ta droite, la petite boîte en plastique, le cachet, le verre d’eau. Attendre, concentrée sur ta respiration. Ensuite, tu as éteint la lumière et, privée de bruits familiers, seule dans cette chambre aux murs roses qui n’est pas la tienne, tu es restée étendue, les yeux ouverts, jusqu’à ce que tu aperçoives les premières lueurs du jour derrière la fenêtre.

Le premier soir de ton arrivée, tu as pleuré lorsque la femme a voulu fermer les volets. L’impression d’étouffer. Là-bas, chez toi, il n’y en a pas. Juste quelques tissus accrochés que le vent soulève. Le bruit de la chasse d’eau. L’homme tousse et se racle la gorge. Les pleurs de la petite fille, la voix du garçon et celle de la mère. Tu attends le bruit de leurs pas dans l’escalier pour repousser la couette et te lever. Tes pieds s’enfoncent dans l’épaisse moquette. Tu enfiles tes chaussons rouges avec des fleurs de lotus brodées sur le dessus. Le tissu est usé et les couleurs passées.

Depuis que tu es là, tu t’habilles toujours avant de descendre, mais aujourd’hui est un jour spécial. « Bonjour Thiên Kim », disent-ils lorsque tu entres dans la cuisine. L’homme et la femme ne t’embrassent plus. Tu as eu l’air tellement surprise la première fois. Cela ne se fait pas dans ton pays. Tu murmures : « Bonjour. Bonjour et merci », les seuls mots appris. La femme s’appelle Annie. Elle t’a donné un carnet sur lequel chacun dessine pour se faire comprendre. Elle installe Manon, leur petite fille, dans une chaise haute. Des yeux bleus et des boucles blondes, à l’opposé de toi et de tes frères et sœurs.

Tu t’assois à côté d’Hugo, le garçon. Le premier jour, il a dessiné un gâteau avec six bougies. Tu as compris qu’il avait six ans, trois ans de moins que toi. Annie dépose un sachet dans ton bol et verse l’eau bouillante dessus. Tu observes les petites bulles à la surface. Rien à voir avec le thé que tu bois là-bas. Pas le même goût, pas la même couleur. Ta mère utilise des feuilles fraîches, vert tendre. L’homme te sourit. Il est très grand, beaucoup plus grand que ton père. Quand il se lève, tu as l’impression que son corps peut se déplier à l’infini. Ici, au petit-déjeuner tout est sucré.

Chez toi, tu manges des soupes de nouilles, de légumes, de viande ou de poisson, des patates douces que ta mère fait bouillir, accompagnées de riz gluant mélangé à la mangue. Depuis trois jours, tu as dû apprendre à vivre comme eux, manger assise sur une chaise, utiliser les couverts, le contact froid du métal dans ta bouche. Le petit-déjeuner terminé, tu te lèves et tu imites leurs gestes. Tu mets ton bol et ton assiette dans cette drôle de machine qui fait la vaisselle. Lorsqu’elle est remplie, Annie appuie sur un bouton. Tu entends un ronronnement comme celui d’un animal puis le bruit de l’eau.

Avant de partir avec son père à l’école, Hugo te tend une feuille de papier. Il a dessiné un personnage avec de longs cheveux noirs comme toi. Sur la robe, il y a un gros cœur rouge avec une bouche qui sourit. Tu joins tes paumes, inclines la tête, puis tu plies le dessin et le mets dans la poche de ton pyjama.

 

Originaire de Lyon, Sandra Dullin est graphiste. En parallèle de son métier, elle participe depuis plusieurs années à des ateliers d’écriture et écrit des nouvelles. Quelques-unes ont été primées et certaines publiées en revue (SHORT n° 17, SHORT n° 22, L’Encrier Renversé n° 80) ou en recueil collectif (Un peu beaucoup / Nitro Collection).

Sandra Dullin

Source : Le Quotidien du médecin