Peau bleutée

#2 Le surnom

Publié le 18/09/2020
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Résumé de l’épisode 1 : Aujourd’hui est un jour spécial pour Thiên Kim. Elle se réveille dans une chambre qui n’est pas la sienne, chez un couple dont elle ne parle pas la langue. Ce matin, après le petit-déjeuner, Hugo, le fils de la famille, lui offre un dessin, comme pour lui donner du courage.

La porte claque, tu restes immobile dans la cuisine. Tu regardes l’horloge accrochée sur le mur. Tu observes les aiguilles. Huit heures. On t’a expliqué le décalage horaire. Tu calcules dans ta tête. Cinq heures de plus dans ton pays. Tu les imagines là-bas, dans la maison sur pilotis faite de bois, de bambou et de chaume. Ta mère debout devant le réchaud fait sauter les légumes. L’odeur de friture qui se mêle à celle du gingembre, de la coriandre et de la citronnelle.

Hoan et Khai, tes deux frères, se disputent comme toujours la place sur la natte, ta petite sœur Lan Anh agrippe le pantalon de ta mère tandis que Trân, ton autre sœur, installe les bols et les baguettes. Tu sursautes au contact de la main sur ton épaule. Annie t’explique avec des gestes qu’il faut aller te préparer. Tu voudrais lui dire ce que tu ressens, mais le manque et la peur ne se dessinent pas sur une feuille de papier. Tu hoches la tête et tu la suis dans l’escalier.

Dans la salle de bain, tu te déshabilles, recouvres tes cheveux avec le bonnet en plastique pour ne pas les mouiller et prends le flacon rouge avec un bouchon noir. Celui que t’a donné Lucie, la femme aux cheveux roux frisés avec la peau parsemée de petites taches brunes, qui parle ta langue et traduit ce que dit le médecin. Elle t’a expliqué : « il faut savonner tout ton corps, puis te rincer. Ne t’inquiète pas si ta peau devient orange, c’est normal. » Tu ouvres le robinet de la douche. Cela t’étonne encore toute cette eau qui se déverse à l’infini. Tu la regardes tomber sur ta peau bleutée.

Peau bleutée, le surnom que t’ont donné les garçons et les filles de ton village. Ce n’est pas le bleu éclatant du ciel. Le tien est triste, délavé, et teinte de gris ta peau caramel. Les autres enfants jouaient, couraient, grimpaient aux arbres. Toi, tu n’avais pas le droit, tu devais rester calme. Tandis que dans le fleuve, ils s’éclaboussaient, criaient et riaient, tu te tenais à l’écart, de l’eau jusqu’à la taille, juste pour te rafraîchir.

Avant qu’elle sache pour ta maladie, ta mère t’emmenait avec Trân, ta sœur cadette, au marché flottant de Cai Rang vendre les fruits, les légumes et les poissons pêchés par ton père. Tu montais dans la barque, celle avec les yeux rouge et blanc peints de chaque côté de la coque. Deux yeux protecteurs contre le mauvais sort. Assise à l’avant, tu observais les reflets argentés de la lune à la surface de l’eau et tu écoutais les milliers de petits bruits autour de toi amplifiés par la nuit. Parfois l’un d’entre eux te faisait sursauter. Tu te retournais et la silhouette de ta mère debout tenant les rames te rassurait.

L’arrivée au marché, le lever du soleil teintant le ciel de rose et d’orangé, les bateaux chargés de légumes et de fruits colorés, les odeurs, les voix des femmes et le bruit autour de toi comme le bourdonnement d’insectes.

Après, ta mère n’a plus voulu que tu viennes avec elle. Trop dangereux, trop fatigant. Elle te laissait chez Lin Yao, la voisine, et tu la regardais partir dans la nuit avec ta sœur. Tu allais avoir six ans lorsque c’est arrivé. Ce jour-là, ta mère, le ventre arrondi, arrosait le potager et avec Trân tu courais autour des plantations. La voix fâchée de ta mère. Elle criait, mais tu n’écoutais pas. Soudain le manque d’air, l’impression d’étouffer. Tu te souviens de Trân qui tournait autour de toi, de son rire, ta bouche ouverte cherchant l’air comme un poisson hors de l’eau. Puis, plus rien. Lorsque tu as repris connaissance, tu étais allongée sur la natte. Elle doit faire des examens à Hô Chi Minh, a dit le docteur.

Prochain épisode dans notre édition du 25 septembre

Originaire de Lyon, Sandra Dullin est graphiste. En parallèle de son métier, elle participe depuis plusieurs années à des ateliers d’écriture et écrit des nouvelles. Quelques-unes ont été primées et certaines publiées en revue (SHORT n° 17, SHORT n° 22, L’Encrier Renversé n° 80) ou en recueil collectif (Un peu beaucoup / Nitro Collection).

Sandra Dullin

Source : Le Quotidien du médecin