LE QUOTIDIEN : Quand tout baigne, on ne pense à la santé publique ; pensez-vous que ce sont les crises qui font avancer la prévention et la sécurité ?
Pr JOËL MENARD : Oui, j’en suis sûr. Les morts de la canicule de 2003 ne sont pas morts pour rien, et une forme de honte qui a envahi les Français et les politiques à cette époque a suscité des organisations municipales pour protéger les personnes âgées et la CSNA (Caisse Nationale de Solidarité pour l’autonomie). L’infection mondiale par le VIH a été un désastre, mais la virologie, l’épidémiologie, la génétique, ont progressé, et dans ce contexte la société française a globalement changé avec une vision plus large et plus solidaire. L’homosexualité a commencé à ne plus être stigmatisée, les pharmaciens ont suivi Madame Barzach et le DGS de l’époque, Jean-François Girard, pour faire distribuer des seringues stériles aux « drogués », comme on disait avant de comprendre les addictions. Les petits enfants transfusés ne sont pas morts pour rien, quoique ce concept pour comprendre la mort soit discutable, comme l’avait chanté Gorges Brassens. L’analyse critique des catastrophes est une source de progrès très bien expliquée par les trois ouvrages de Christian Morel « Les décisions absurdes » Cette analyse est constructive pour éviter le pire : la vengeance masquée et ses multiples formes Dans ce que j’ai pu lire, Jacques Roux, Jean-François Girard, Didier Houssin, Lucien Abenhaïm ont, comme moi, porté témoignage de nos expériences, sans s’en glorifier ni sans se fustiger. On est passé à la DGS à un bon ou à un mauvais moment, et il fallait bien quelqu’un à ce poste créé en 1956 et occupé initialement par Eugène Aujaleu.
De ce point de vue, jugez-vous que l’administration soit suffisamment « apprenante » des crises ? A-t-on suffisamment appris des crises que vous avez rencontrées ? Serait-il utile de mettre en place une structure dédiée à l’analyse des crises, au retour d’expérience et au suivi des mesures à prendre ?
L’analyse des crises existe, et je crois que des sociologues, comme Michel Setbon ont analysé les processus de décision en santé publique, dans toutes les crises des dernières années. Cela a conduit ) à des ajustements permanents des Directions Centrales d’Administration, aux Plans de Continuité d’Activité (PCA) mis à jour depuis 1997, à la création des Agences sanitaires (1998), après le Réseau National de Santé Publique dirigé par Jacques Drucker (1992), aux Plans Blancs (2004), à la Création de l’Établissement Pharmaceutique et de Réserve Sanitaire (EPRUS, 2007), À chaque fois, néanmoins, il y a des surprises tant sont imprévisibles les agents infectieux ou environnementaux, et, pire, les comportements humains. Plus les expériences antérieures du Directeur Général de la Santé ont été larges, plus sa capacité d’écoute et sa finesse de raisonnement sont grandes, plus apte il sera, à aborder plusieurs inconnues à la fois : le problème scientifique, les comportements politiques, les réactions médiatiques. De toute façon, il sera plus souvent perdant que gagnant dans les reconstitutions ultérieures d’évènements que conduisent « à charge » ceux qui n’ont rien fait avant de connaître la fin de l’histoire et qui la reconstruisent sur des a priori, des biais ou des objectifs politiques ou personnels. Si l’on parle de la mémoire des administrations, comme toutes les mémoires, elle peut être sélective, mais l’un des devoirs du DGS est de veiller à ce qu’une mémoire datée ou visionnée persiste.
Les médias compliquent-ils la gestion de crises ?
Un DGS sans média ferait silencieusement son travail, totalement fixé sur une approche systémique d’un risque sanitaire. Il donnerait au ministre les bases scientifiques et administratives de sa communication. Périodiquement, une information millimétrée serait produite : exposé, questions, réponses. Impossible et dangereux !! Quand l’information initiale des médias débute, le bruit monte et devient assourdissant. Aujourd’hui il est même des milliers de fois supérieur à ce que j’ai connu par l’intervention des réseaux sociaux. Dans une course vers la moindre information nouvelle qui mette en valeur leur employeur, les médias mettent le DGS sous pression au risque de bloquer sa réflexion. A l’inverse d’ailleurs, les journalistes sont pour le DGS des lanceurs d’alerte précieux qui peuvent enrichir d’un point de vue totalement nouveau le travail de synthèse que mène LA DGS avec en liaison avec la DGOS (Direction Générale de l’Offre de Soins), les ARS (Agences Régionales de Santé) qui ont remplacé les administrations régionales et départementales antérieures et sans doute, depuis 1998, avec les Agences. Les difficultés sont générées par ceux et celles qui, en crise, trouvent des opportunités de mettre en avant leur cause ou leur personne. Tout le monde s’en mêle, on ne peut plus penser. Vos certitudes et vos idéaux vacillent. Et je vous parle de ce qu’il y avait à la fin du XXe siècle…
Il faut une information scientifique de tous, objective, transparente, claire, simple et pédagogique de façon à ce que toute la population puisse comprendre les enjeux. Certains journalistes (télévision, radio ou presse) sont de bien meilleurs pédagogues que les professeurs pour le faire. l’information scientifique est un art difficile : les gens qui écoutent veulent des certitudes, alors que la science ne fait que déplacer des incertitudes. Ils ont des biais d’écoute qui leur font sélectionner ce qui leur convient le mieux, entre anxiété, précaution, insouciance ou irresponsabilité
Vous avez écrit que la recherche de profits est un des facteurs de risques pour la santé publique. Mais encore ?
Un monde dont l’activité se mesure par la croissance économique est prêt à tout sacrifier pour elle, même la santé des gens
Estimez-vous que vous avez-vous pu infléchir le cours des crises sanitaires que vous avez affrontées ?
Eviter une crise sanitaire, c’est n’entendre parler de rien. L’évitement d’une crise sanitaire, c’est un train à l’heure (99%) et subir une crise sanitaire, c’est un train en retard. On ne connaitra jamais la première. Avec mes équipes, avec mes collègues, j’ai pu éviter que mon ministre, Bernard Kouchner, n’ait des ennuis avec le Viagra et les vues divergentes que tous avaient sur les indications, les risques, les coûts grâce au groupe de travail multidisciplinaire animé par un chercheur de sciences sociales sur la sexualité, monsieur Giami. Par contre, le dossier longuement et soigneusement préparé sur les relations entre vaccinations contre l’hépatite B et sclérose en plaques n’a pas échappé à une désastreuse controverse toutes les études ayant exclu la causalité de la vaccination contre l’hépatite B étant exclue. Ce n’est que vingt ans plus tard, que la commission menée par Alain Fischer pour les ministres Mmes Touraine et Buzyn a réussi à faire accepter que les individus et la société soient protégés par des vaccinations, rendues obligatoires.
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